Ayaka et moi étions assis sur le bord de la fontaine de Céladopole, à l’ouest de la ville. Cette fontaine était entourée par un carré herbu où quelques fleurs, poussant par endroits, se nourrissaient des rayons du soleil radieux contrastant totalement avec notre mental à tous. Nous avions besoin de rester seuls après ce à quoi nous fûmes témoins. Si, d’ordinaire, une bouffée d’air frais ravivait le cur, mes respirations n’avaient de cesse de me brûler la gorge. Je ne pouvais m’empêcher de penser à tous ces bâta-testeurs décédés dans ce jeu mortel. J’avais la chance d’être encore en vie, mais personne ne peut rester indifférent suite à pareil massacre. Personne ne peut rester indifférent à la vue de tant de sang répandu sur le sol, avec plusieurs corps immobiles sur le sol. Lorsque les images de cette scène me revinrent en mémoire, je sentis un léger flot de bile remonter le long de mon sophage ; je ressentis derechef ma gorge me brûler. Je parvins à cracher ce qui obstruait ma trachée en toussant bruyamment. Ma gorge me brûlait légèrement moins suite à ce rejet, mais mon esprit n’en fut aucunement soulagé.

-Pourquoi ? marmonna faiblement Ayaka. Pourquoi faut-il qu’ils soient morts ?

Je me redressai péniblement pour prendre ma petite-amie dans mes bras, mais elle se leva brutalement et se décala sur le côté. Je n’eus le temps de me poser de questions que je la vis tomber à genoux dans l’herbe. Son corps bascula violemment vers l’avant, et sans doute se serait-elle cogner le crâne contre le sol si ses mains n’avaient pas arrêté in extremis sa chute brutale. Positionnée à quatre pattes, j’entendis Ayaka vomir. Elle toussa à son tour avant de se rasseoir à mes côtés pour se réfugier contre mon torse.

-J’en ai assez, marmonna-t-elle. Je veux que tout s’arrête. Je ne peux plus supporter cette horreur.

Ses mains, agrippés à mon tee-shirt, se fermèrent plus encore, si bien que je craignais qu’elle ne se plantât ses ongles dans ses paumes. Puis, elle commença à pleurer. Elle commença à pleurer, et cela me poussa presque à l’imiter. Mais je me l’interdis. Ayaka avait besoin de moi, elle avait besoin que je fusse fort. Même si cela me faisait souffrir, je ne devais pas m’écrouler devant elle. J’enfermai son corps entre mes bras avant de poser mon menton sur la base de son crâne. Je fermai ensuite les yeux pour ne plus sentir que le contact d’Ayaka et le vent venant fouetter mon visage.

-Comment vont réagir leurs familles ? articula ma petite-amie malgré ses sanglots.

L’une de mes mains quitta son dos pour se poser à l’arrière de son crâne. Je tentai de la réconforter comme je le pouvais, mais impossible de faire de miracle compte tenu des circonstances.

-Une fois que nous serons sortis de ce jeu, il faudra avertir les familles. Elles ont le droit de savoir ce qui est arrivé à leurs proches.

-Si nous sortons un jour de ce jeu, fit remarquer Ayaka sans se calmer.

Je poussai Ayaka légèrement plus contre moi. Ma petite-amie ne pouvait arrêter ses pleurs, mais personne ne pouvait l’en blâmer. Personne ne devrait être témoin de ce genre de scène atroce. Mais Secoya nous avait propulsés aux premières loges.

-Il va falloir faire une liste de ceux qui ont perdu, dis-je alors.

Je fis très attention à ne pas prononcer le mot « mort ». La situation était déjà suffisamment difficile à supporter pour que je pusse me permettre d’utiliser un vocabulaire si morbide.

-Les survivants, quels qu’ils soient, devraient pouvoir retrouver les identités des joueurs avec leurs pseudos.

« En temps que survivants, nous portons les sentiments de ceux qui sont passés sur nos épaules ». Cette citation d’un animé que j’avais apprécié ne m’avait jamais paru aussi lourde de sens. Je me mis alors à imaginer une famille déchirée, des hommes et des femmes désespérés, des enfants traumatisés, des amis bouleversés, et mon cur se déchira en un instant. Ma gorge se noua douloureusement, puis une sordide image s’imposa dans mon esprit : celle d’Ayaka, au sol, couverte de sang. De son sang. Incapable de le supporter, je repoussai instinctivement ma petite-amie qui me regarda me pencher en avant pour vomir à nouveau. Lorsque ma gorge fut libérée de l’acide qui la tiraillait, je tentai de réprimer mes émotions et serrai les poings. Cependant, j’en fus incapable : je m’allongeai dans l’herbe verte et commençai à pleurer.

    Deux heures plus tard, tandis qu’Ayaka et moi entraînions nos Pokémon dans les hautes herbes, à l’est de Céladopole, afin de courir le moins de risques possible lors du prochain combat, Loser sortit de la ville et nous salua dès lors qu’il nous vit. Il était seul, ce qui était relativement rare : il était souvent accompagné d’un ou deux membres de son groupe. Lorsqu’il fut suffisamment proche de nous, nous pûmes déceler, sur son visage, plusieurs traits de fatigue. Lui non plus ne parvenait pas à accepter la mort de tant de compagnons.

-Tu sais, commençai-je à l’attention du chef du groupe de bêta-testeurs, nous non plus, nous n’arrivons pas à accepter ce qui arrive. Tant de morts dans l’unique but de faire marrer un connard de programmeur.

Loser ferma les yeux avant de les rouvrir brutalement, comme pour chasser les douloureux souvenirs s’étant immiscés dans son esprit.

-Tu l’as dit.

Il se gratta légèrement le menton avant de me regarder droit dans les yeux.

-Il faut que tu saches que les autres commencent à reprendre confiance en toi, poursuivit-il. Certains commencent même à croire que c’était DragonChild, le sous-fifre de Secoya.

-Je ne pense pas que Secoya ait eu le moindre sous-fifre, l’interrompit Ayaka.

-Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

-Parce que s’il y en avait eu un, il aurait essayé de nous tuer au casino. En tout cas, c’est ce que je pense. Et si ç’avait été DragonChild, Secoya ne l’aurait pas laissé mourir.

Loser hocha la tête afin de faire comprendre à Ayaka qu’il lui faisait confiance. Il nous fit ensuite un léger signe de la main avant de nous tourner le dos et de se diriger vers le tunnel menant à Lavanville. Je me souvins alors que j’avais une chose à lui demander ; je courus vers lui pour lui attraper l’épaule.

-Tu voulais autre chose ? me demanda-t-il, surpris.

Je lui parlai alors de mon idée de bloc-notes contenant les noms des bêta-testeurs décédés. Il approuva mon idée, et ensemble nous pûmes faire la liste de toutes les victimes.

-Je transmettrai l’idée aux autres, me dit-il en s’éloignant.

Il disparut alors dans le tunnel, nous laissant seuls, Ayaka et moi, en plein entraînement.

Lorsque nous jugeâmes nous être suffisamment entraînés, ma petite-amie et moi nous dirigeâmes vers Lavanville afin de poursuivre l’aventure. En route, nous croisâmes les huit autres bêta-testeurs, dont Detsuky et MissMalice.

-Ne me dîtes pas que vous nous attendiez ? leur dit Ayaka en s’approchant du groupe.

-Avec vous dans le coin, on se sent plus en sécurité, répondit Sg.Patate.

-Vous savez, vous auriez pu aller nous chercher, vous auriez attendu moins longtemps, ajoutai-je.

-Pendant ce temps, on a pu mettre les choses au clair, précisa Loser.

Je regardai alternativement chacun des huit bêta-testeurs présents en face de nous. MissMalice était étonnamment pâle, sans doute la mare de sang dans le casino l’avait-elle bien plus traumatisée que ce que nous ne nous l’étions imaginé. Detsuky, quant à lui, n’avait de cesse de regarder son amie blonde avec des yeux inquiets. Nous en déduisîmes qu’ils étaient restés ensemble.

-Les gars, dit Loser en élevant la voix afin que nous l’entendîmes tous. Nous allons devoir traverser la Tour Lavanville et récupérer la PokéFlute. Je vais vous demander d’être très prudents. Je ne sais pas pour vous, mais moi, cette tour, je la sens mal.

Nous la sentions tous mal. Secoya semblait avoir comprit que les champions d’arène ne nous poseraient plus de réels problèmes, alors il avait dû songer à augmenter la difficulté ailleurs. Le repaire sous le casino était une preuve concrète que cela avait été extrêmement efficace.

-Au moindre truc suspect que vous voyez, prévenez immédiatement tout le monde. Je ne veux perdre personne dans cette putain de tour !

Loser serra les poings en fermant les yeux. Il se tourna alors en direction de la grande tour de la ville fantôme, puis nous nous dirigeâmes ensemble vers ce cimetière géant.

    L’atmosphère dans la tour Lavanville était on ne pouvait plus étouffante. Une épaisse brume grisâtre s’éparpillait dans la grande salle qu’était le rez-de-chaussée du plus haut monument de la ville fantôme. Une brume si épaisse qu’il était parfois difficile de se repérer : il nous fallut plusieurs secondes afin de repérer les escaliers menant à l’étage supérieur. Lorsque nous franchîmes les étages, nous sentîmes une force peser sur nos épaules. Nous eûmes à peine le temps de nous demander de quoi il s’agissait que de légers sifflements retentirent à nos oreilles. Je vis que Sg.Patate, à quelques mètres devant moi, se retourna en paniquant. Il ouvrit de grands yeux rougeoyants tandis que sa respiration s’accéléra. La température avait également baissé de quelques degrés, ce qui suffit à nous donner quelques sueurs froides.

-Je n’aime pas du tout cet endroit, se plaignit Ayaka en m’agrippant par le bras.

-Surtout, restez groupés, intima Loser. Avec cette brume, il ne faut surtout pas se perdre de vue.

Nous entamâmes alors notre marche à travers le premier étage du bâtiment. Nous fûmes d’ailleurs surpris de ne pas croiser notre soi-disant rival, contrairement aux jeux originaux. Nous continuâmes à marcher, sursautant parfois quand quelques sifflements se firent entendre. Chaque fois, Ayaka se pressait davantage contre moi, si bien que, à partir du quatrième sifflement, je sentis sa poitrine contre mon bras. Ignorant la peur nous rongeant de l’intérieur, nous persévérâmes en traversant étage par étage cet immense monument dépourvu du moindre dresseur et du moindre Pokémon sauvage. Puis vint un escalier que nous reconnûmes tous : l’escalier menant au dernier étage. Nous nous approchâmes dudit escalier jusqu’à ce qu’un sifflement, plus grave que les précédents, nous fit blêmir. Une ombre se forma alors devant notre objectif, une ombre ne semblant pas du tout amicale.

-Je crois que je me suis fait dessus ! hurla presque Sg.Patate en reculant d’un pas.

Reculant d’un second pas, il me rentra dedans, ce qui me fit partiellement perdre l’équilibre. Je parvins à m’empêcher de chuter, mais l’autre bêta-testeur tomba lourdement à la renverse. Il se releva en sursaut en poussant un cri de terreur. Loser, quant à lui, semblait impassible. Sans doute était-il terrorisé, lui-aussi, mais il parvenait à maîtriser cette émotion.

-Secoya est le dieu que les hommes attendaient, dit-il d’un ton glacial.

L’esprit poussa un hurlement à réveiller les morts. Tous nos corps vibrèrent à l’unisson pendant plusieurs secondes, si bien que nous crûmes initialement à un léger tremblement de terre. Puis, lorsque nous regardâmes derechef l’esprit, nous remarquâmes que l’ombre qui le composait s’évaporait lentement dans les airs. Une dizaine de secondes plus tard, il se fut totalement décomposé. La brume disparut elle-aussi, nous permettant de voir que dix Ossatueurs se tenaient désormais devant l’escalier menant à l’ultime étage.

-Un chacun, articula Loser en vérifiant que tout le monde allait mieux maintenant que l’atmosphère s’était améliorée.

Le Pokémon sauvage ne fut pas un problème, si bien que nous le vainquîmes tous relativement rapidement. Seul Detsuky avait été plus long, et pour cause il parvint à capturer le Pokémon sauvage, augmentant le nombre de ses Pokémon à quatre.

-Que tout le monde soigne son équipe, cria Loser afin que tout le monde l’entendît. Ne pensez pas que cet endroit sera si simple.

Moi aussi, j’avais un très mauvais pressentiment quant à cet ultime étage. J’ignorais de quoi il s’agissait, mais je sentais que la surprise que nous avait réservée Secoya n’allait pas nous plaire. Une fois que toutes les équipes furent soignées, nous montâmes les marches menant au dernier étage de la tour. Cet escalier, ressemblant aux autres, était étonnamment long. Je n’avais pas compter les marches, mais je sentais que mes jambes commençaient à peser lourd. Puis, tandis que nous nous approchions du sommet, la brume revint à l’assaut. Plus nous grimpions, plus la fumée nous entourant s’épaississait. Lorsque nous atteignîmes le sommet de la tour, c’était à peine si nous pouvions voir nos voisins ; si Ayaka ne me tenait pas le bras si fermement, je n’aurais eu aucun moyen de m’assurer qu’elle allait bien.

-Que tout le monde se tienne par la main, ordonna Loser. C’est la seule solution pour ne perdre personne.

Ayaka, malgré sa réticence à lâcher mon bras, dut obéir aux ordres de Loser et se contenta d’attraper ma main, ainsi que celle de son voisin de droite. Bien qu’elle avançât avec le même rythme que nous, je sentis qu’elle commençait à paniquer lorsque ses ongles se plantèrent dans ma paume ; j’ignorai la légère douleur pour me concentrer sur notre marche commune. Puis, lorsque nous eûmes parcouru une dizaine de pas, la brume disparut mystérieusement. Nous nous tournâmes dans tous les sens afin de vérifier que nous n’avions perdu personne. Nous soufflâmes tous de joie en comptant jusqu’à dix.

-Regardez ! dit MissMalice en pointant une direction du doigt.

Nos yeux suivirent ladite direction pour se poser sur un vieil homme chauve pourvu d’une longue barbe blanche. Il était adossé contre un mur, assis, et tremblait de terreur. Nous voulûmes nous approcher de lui, mais un sifflement des plus sinistres nous retint tous. Des frissons parcoururent nos corps tandis que la température descendit de quelques nouveaux degrés. Le vieil homme tendit son doigt dans notre direction en hurlant « des fantômes ! ». Un nouveau sifflement, dans notre dos, nous poussa à nous retourner.

-Dites-moi que je suis en train de rêver, dit Ayaka d’une voix faible.

Devant nous se dressaient dix fantômes que nous n’aurions jamais pu prévoir. Tous tenaient des Pokéball, fantomatiques elles-aussi, dans leurs mains, prêts à les envoyer afin de combattre.

-Tout mais pas ça, murmurai-je en reculant d’un pas.

D’un coup d’oeil sur les côtés, je remarquai que je n’étais pas le seul à avoir réagi de la sorte. MissMalice semblait sur le point de s’évanouir, et Detsuky semblait ne jamais avoir été autant troublé. Devant nous se dressaient les fantômes des dix bêta-testeurs morts jusqu’à présents.

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