CHAPITRE III

MONDE PERSISTANT

Je passe le reste du voyage à discuter avec Lilith, accroupies toutes les deux dans nos cages, l’une en face de l’autre, ce qui m’enseigne de nombreux points très intéressants.

Ce jeu est bien plus complexe que ce que j’avais pu imaginer. Premièrement, ce système de zones. Le monde est composé de plusieurs régions, la plupart régies par une grande ville comme capitale et composées de plusieurs petits villages et terres sauvages. Il y en a trois catégories, correspondant à trois niveaux de difficultés : les simples, comme celle où nous nous trouvons, qui ont généralement un thème classique de forêts et de prairies, et dans lesquelles les nouveaux joueurs débarquent ; les intermédiaires, comme celle à thème oriental dont elle m’avait parlé, dans lesquelles les joueurs vont pour améliorer leurs compétences et récupérer de meilleurs objets ou équipements ; et enfin les cauchemardesques, dans lesquelles les PNJ préfèrent tuer que capturer, et où les dangers sont omniprésents. Ces dernières sont souvent démunies de capitales, et les joueurs qui y vont le font seulement en quête de hauts faits, car la plupart d’entre eux se trouvent dans ces zones.

Elle m’a également beaucoup parlé des hauts faits. Moi qui prenais ça comme un objectif secondaire, c’est en fait le but premier de la plupart des joueurs. Alléchés par la promesse d’un pouvoir absolu au douzième débloqué, ils parcourent le monde à la recherche d’exploits à accomplir.

Le problème étant que ces joueurs n’hésitent pas à tuer d’autres joueurs, que ce soit pour éliminer des concurrents, voler leurs inventaires ou juste dans le doute qu’il y aurait un haut fait consistant à avoir tué un certain nombre de joueurs. Car la principale difficulté de la recherche de hauts faits est le simple fait ne pas savoir comment les obtenir. Certains sont de nature érotique, comme dépuceler un PNJ très important, alors que d’autres étaient purement belliqueux, comme tuer un monstre gigantesque.

Elle m’a expliqué que tant qu’on reste dans les zones simples ou intermédiaires, on ne risque pas grand-chose des monstres ou des PNJ, la plupart préférant capturer ou violer plutôt que tuer. Dans ces zones, le principal danger vient des autres joueurs, qui n’hésitent pas à capturer des joueurs, les torturer pour qu’ils révèlent les hauts faits qu’ils ont débloqués pour découvrir comment les obtenir, puis les achever pour récupérer tout ce qu’ils ont. Heureusement, ces joueurs sont surtout présents dans les zones cauchemardesques, mais il y en a suffisamment dans les zones simples pour que la première des règles de survie soit de toujours porter des vêtements semblables à la population de la ville locale pour se fondre dans la masse et ne pas passer pour un joueur.

Le principal handicap dans ce but était la marque des joueurs. Lorsque le premier haut fait est accompli, un tatouage en forme de cercle coloré se dessine autour du nombril. Plus un joueur accompli de hauts faits, et se rapproche de la victoire, plus ce cercle grossi et est difficile à dissimuler. Lilith n’en a débloqué que deux, et sa marque, encore bien dissimulée sous sa tunique, faisait déjà 10 centimètres de rayon.

En plus de me former au strict minimum de la survie, on profite aussi du trajet pour faire connaissance et parler de nous. Si j’en crois ses paroles, elle a 27 ans et, bien qu’elle ait éditée de toutes pièces son avatar, elle affirme l’avoir fait à son image : assez petite, peau claire, des cheveux bruns qui lui descendent jusque dans le bas du dos, et une silhouette fine.

Quand je lui demande pourquoi elle a choisi la classe de voleuse, elle rougit un peu avant de m’avouer tout bas :

– Ben… Surtout pour la discrétion en fait… Disons quen matière de sexe… Je préfère regarder que participer.

Dommage que les barreaux de nos cages nous séparent, je lui aurais volontiers mis une petite gifle amicale pour cet aveu. À la place, je me contente dune remarque sarcastique :

– Espèce de petite garce… Ça te plait d’espionner les gens ?

Elle remonte la tête pour me regarder droit dans les yeux, une lueur démente dans le regard, pour mieux déclarer :

– Il n’y a rien au monde qui m’excite davantage.

– Quand on sera arrivées, tu pourras m’observer autant que tu voudras !

– J’ai bien peur que quand on arrivera, ce soit un peu plus compliqué que ça… Surtout pour toi.

– Comment ça ?

– On va être vendue comme esclaves au marché de la ville. Il y a à la fois des PNJ mineurs et des joueurs qui vont jouer aux enchères pour nous acheter. Comme j’ai le même physique et les mêmes fringues que les terranides, les joueurs me prendront pour un PNJ quelconque et ne vont pas m’acheter. Donc je vais me faire acheter par un idiot dont je pourrai facilement m’échapper avec mes talents de voleuse pour être libre de faire ce que je veux dans la ville.

– Si je comprends bien… Tu as fait exprès de te faire capturer ?

– Exactement ! Ça m’a fait un aller simple gratuit et escorté vers la ville la plus proche ! En plus on est transportées en chariot pendant que ces crétins marchent ! C’est pas génial ça ?

Je jette un il inquiet vers les soldats qui marchent à nos côtés. Ils ne réagissent même pas à l’insulte qu’elle vient de lancer.

– Oh, t’inquiète pas pour ça ! Ils n’écoutent jamais les discutions des joueurs, tant qu’on s’adresse pas directement à eux.

– D’accord… Mais du coup… Tu avais choisi d’avoir une moustache et des oreilles de chat à la création de ton personnage ?

– Non non, tu peux pas avoir autre chose que des traits humains au départ. C’est un pote apothicaire qui m’a vendu une potion pour avoir des traits de terranides.

– C’est toi qui as choisi spécifiquement un chat comme animal ?

– Non… Je crois que ça choisit un animal en rapport avec la personne. Moi je suis une petite voleuse agile et discrète, donc le chat devait être approprié. Si toi tu la prenais… Je t’avoue que j’ai absolument aucune idée de ce que ça donnerait…

– Ça donne pas envie…

– Je te comprends. Mais d’un autre côté, c’est ça qui m’a donné mon deuxième haut fait ! D’ailleurs je te conseille de commencer par eux, ils sont très faciles : le premier c’est de procurer un orgasme à un autre joueur, peu importe la manière, et le second c’est d’apporter une modification à son corps, peu importe laquelle. C’est les deux plus connus, tout le monde commence par eux.

– Pourquoi pas… En plus c’est trop mignon tes oreilles de chats…

– Oh, c’est pas les oreilles le mieux…

Tout en restant pliée dans sa cage, elle se retourne pour me montrer son dos. Du bas de sa tunique usée sort une longue queue finement velue du même brun que ses cheveux, d’un bon mètre de longueur, ondulant légèrement pour me montrer qu’elle en a le contrôle.

– C’est… C’est… Génial ! Je peux la toucher ?

Tournant la tête sans se retourner, elle tend sa queue à l’horizontale à travers les barreaux pour en faire pointer le bout dans ma cage. Je la prends entre mes doigts et la caresse doucement, sentant la douce chaleur qui émane sous cette douce fourrure.

– Ça doit être formidable quand tu es seule, non ?

Elle me lance un petit sourire pervers.

– Tu n’as pas idée… Mais comme je te disais, aujourd’hui, elle va surtout me servir à passer pour un PNJ auprès des joueurs qui vont s’agglutiner ce soir au marché. Toi en revanche, impossible de te dissimuler… Ils vont se jeter sur toi comme une meute de chiens affamés sur un gigot.

D’abord excitée par cette métaphore, son discours sur les joueurs torturant et tuant d’autres joueurs à la recherche de hauts faits me revient rapidement en mémoire, et calme promptement mes ardeurs.

– Enfin, on peut réduire ce risque… Quand ils te présenteront sur l’estrade, garde ta jupe bien basse pour exposer ton nombril.

– Mon nombril ? Pourquoi mon nombril ?

– Je t’ai dit que les joueurs ont une marque autour du nombril dont la taille est proportionnelle au nombre de hauts faits accomplis. Ton ventre propre et lisse prouve que tu es une joueuse novice qui vient tout juste d’arriver et que tu ne sais rien, ça devrait calmer les plus agressifs.

Je suis son conseil, baissant ma jupe jusqu’au haut de mes cuisses. On verra moins bien mes fesses si je me penche, mais c’est assez peu important comparé au fait que cette décision va peut-être me sauver la vie.

– Voilà. D’ailleurs à partir de maintenant ça m’arrangerait que tu ne parles pas trop, histoire que personne ne comprenne que je suis moi aussi une joueuse.

– Pourquoi maintenant ? On est arrivées ?

– Regarde derrière toi.

Je tourne la tête. La vue me coupe le souffle.

Ce qui était un petit sentier dans la forêt où les carrioles pouvaient tout juste passer une par une s’était petit à petit transformé en une large route pavée à double sens, qui longeait un grand mur d’enceinte, derrière laquelle se situait probablement la fameuse capitale de zone dont Lilith m’avait parlé. Sur le mur, plusieurs gardes vêtus d’armures plus lourdes et plus imposantes scrutent l’horizon immobiles ou font des rondes d’une tour à l’autre. Alors que les carrioles franchissent une par une la gigantesque porte d’entrée perçant les murs, je découvre un spectacle bien plus impressionnant à l’intérieur : une immense ville aux rues et aux bâtiments d’une immersion époustouflante, grouillante de vie et de personnages en tous genres, certains lançant des regards dégoutés vers les terranides en cage. D’autres regards se tournaient vers moi, plus d’un air intéressé ou pervers qu’autre chose.

Alors que tous les prisonniers – y compris Lilith, qui voulait se faire passer pour l’un d’eux – prennent des airs apeurés en voyant toute cette agitation autour d’eux. Je suis la seule qui doit avoir un air admiratif devant cet univers. Cela doit bien finir de me distinguer encore plus en tant que joueuse si je suis observée par des joueurs, mais je ne suis plus à ça près.

La traversée de la ville prend plusieurs minutes, nous amenant à un quartier semblant plus riche. Les hommes et femmes qui parcourent les rues portent des tenues plus élégantes, plus raffinées et y associent bijoux en tout genre. Ils nous regardent non pas avec dégout mais plutôt avec intérêt, comme des marchands considérant un objet pour l’achat et mesurant sa valeur. Curieux, quand on sait que nous ne sommes même pas arrivés. En tout cas une chose est sûre : d’après leurs regards, je suis de loin la plus belle pièce du lot.

Nous finissons par franchir la grande porte d’entrée de ce qui semble être une petite caserne, dotée de son propre mur intérieur coupant son accès au reste de la ville. L’endroit est cerné par encore plus de soldats que le grand mur d’enceinte. Une fois toutes les carrioles entrées dans le camp, une garnison toute entière de soldats en armure lourde vient encercler le convoi, puis deux d’entre eux viennent devant le chariot, l’un avec un trousseau de clés et l’autre ce qui semble être une pile dépaisses menottes entre les bras.

– Pas de gestes brusques ! Vous sortez un par un, nous vous mettons vos fers, et vous vous mettez en rang. Du calme, de la discipline.

Il ouvre ma cage en premier, puis me fais signe de sortir. Les jambes tremblantes, je pose mes sandales sur le sol pierreux de la caserne. Il me prend les mains et m’attache brutalement les épaisses menottes aux mains, me pinçant la peau des poignets et m’arrachant un petit cri de douleur. Sans s’en soucier, il m’attache une autre paire aux chevilles, me serrant les mollets avec la même force.

Il me pointe ensuite du doigt un homme présent avec eux, se démarquant totalement des soldats en uniformes militaires de par ses atours de noble et son embonpoint. Je me dirige vers lui d’un pas hésitant, avant de me figer devant, sans rien dire. Il me scrute en silence, les bras croisés, tandis que des bruits métalliques derrière moi m’informent qu’ils sont en train de faire subir la même peine à tous les esclaves.

Un par un, et Lilith la première, ils se mettent derrière moi une fois sous menottes, formant une file indienne dont je suis la tête. Lilith me chuchote sans vouloir trop attirer l’attention :

– C’est juste le marchand d’esclaves de la ville. Sil est déjà ici, c’est qu’on va être vendus dans très peu de temps.

– C’est un joueur ?

– Ça m’étonnerait… Les joueurs, dans la plupart des cas, choisissent leur physique, et qui va vouloir un bide comme le sien ?

Une fois que nous sommes tous sortis, il longe la ligne d’esclaves sans dessiner la moindre expression sur son visage ni décroiser les bras, comme si ce qu’il faisait était une tâche barbante et fastidieuse. Lorsqu’il atteint le bout de la ligne, il prend enfin la parole :

– C’est du bon travail capitaine. Vous avez failli arriver en retard, mais la récolte a été bonne.

La récolte ! Nous ne sommes littéralement rien de plus que des fruits et légumes à récolter et vendre au marché pour lui.

Il remonte la ligne dans l’autre sens. Visiblement, je suis la seule à regarder derrière moi pour le voir, tous les terranides gardent la tête baissée. Cette fois, il s’arrête devant moi et prend mon menton avec l’une de ses mains pour mieux me regarder.

– Et vous avez même ramené un élément exotique. Bonne initiative, celle-ci pourrait bien se vendre aussi cher que tous les autres réunis.

Il me lâche doucement le menton, et me met moins doucement une petite claque sur les fesses, me faisant gémir, plus de surprise que de douleur. Mon petit cri a d’ailleurs provoqué un rire à un endroit localisé dans le rang des soldats. Je tourne la tête vers ce rire, pour y découvrir les trois en armure légère qui m’ont capturée. Et ça les fait rire en plus !

Le marchand recroise ses bras, puis prend une voix plus forte pour se faire entendre de toute la ligne.

– Bien, la vente va bientôt commencer. Suivez-moi en rang et en silence, et tout se passera bien pour vous.

Alors que nous prenons la marche, Lilith tend un peu la tête pour me chuchoter un dernier conseil :

– Si tu peux choisir, essaie de te faire acheter par un joueur plutôt qu’une joueuse. Il y a plus de chance que ce soit pour son plaisir personnel que pour autre chose, et il ne vaut mieux pas autre chose.

Une fois à l’intérieur d’un grand hall rempli par des soldats de tous côtés, nous nous arrêtons devant un escalier remontant vers une porte menant sur l’extérieur.

– Bien. En haut de ses marches se situe l’estrade. Lorsque vous serez désignés, vous monterez là-haut dans le calme pour vous montrer à la foule. Ne parlez ou ne bougez pas si vous n’y êtes pas invités.

J’avale ma salive, consciente que je vais probablement passer en première.

Sans rien ajouter, le marchand nous tourne le dos et monte l’escalier. Une fois sorti, je ne parviens plus à le voir. En revanche, j’entends bien le cri de la foule qui semble être présente, ce qui me tétanise un peu. Une fois le cri de départ passé, j’entends le marchand hausser encore la voix pour se faire entendre, résonnant dans le hall :

– Peuple de Déflille, merci de vous être réuni. Comme vous le savez, notre lutte contre ces parasites de terranides progresse à grands pas, et vous ne pourrez bientôt plus en croiser un sans ses chaînes !

Un autre cri d’acclamation jaillit, puis il reprend la parole :

– Puisse le plus riche et le plus téméraire d’entre vous l’emporter. Que la vente commence !

Je l’entends redescendre les marches. Mes tripes se nouent, le moment est venu.

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