Comme d’habitude, cette longue histoire prend son temps… Soyez patients !
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25 JUIN
Je m’installe. Cette petite maison, sur cette falaise, surplombant la Méditerranée, perdue sur cette île en mer Egée, c’est exactement ce qu’il me fallait. Seule. Je serai totalement seule. Pas une maison à moins de 500 mètres. Le garçon qui m’a accompagnée, depuis le port, habite là-bas, près de la route, de l’autre côté de la petite butte derrière la maison. C’est sa mère qui me loue la maison. Il n’y a pas grand monde de ce côté de l’île, le plus sauvage, à la côte haute et découpée. Les plages, le port, sont de l’autre côté. C’est exactement ce que m’avait dit Michel. C’est ce que je voulais. Un endroit solitaire pour enfin finir d’écrire cette thèse que je traîne depuis des années.
La maison n’a qu’une seule grande pièce, d’environ 30 m², sombre. Les volets des deux fenêtres sont fermés pour se protéger de la chaleur. Deux espaces : le coin cuisine, près de la porte et de la fenêtre qui donnent sur la petite terrasse couverte, plein sud, face à la mer, et le coin du lit, au fond de la pièce, près de la deuxième fenêtre sur le côté est de la maison. Pas de salle de bain mais il y a un petit coin toilette avec un lavabo. Une petite douche a été aménagée dehors, au pignon ouest aveugle de la maison.
C’est juste une vieille petite maison de pêcheur, à peine aménagée, aucun confort, mais je n’avais pas les moyens de me payer une villa ! Et cette vie spartiate me convient. C’est ce que je recherche. Un isolement quasi monastique, pendant deux mois, pour me concentrer sur l’écriture. Après tant d’années de recherche, de notes, de documents amassés, de bouts de thèse écrits et réécrits, il faut surtout que j’arrive à synthétiser, élaguer, coordonner. Reprendre tout, réorganiser. Et peut-être, faire enfin surgir la clarté, l’idée force de mon regard sur ces deux sculpteurs.
Une fois posées mes affaires, je m’installe à la petite table de la terrasse, face à la mer. Je fixe l’immensité bleue. La terrasse, deux ou trois mètres de large, longe toute la façade de la maison. Elle est couverte d’une treille et un muret bas l’entoure et la protège un peu du vent, sans couper la vue ni la lumière. Une ouverture a été ménagée sur chacun des deux petits côtés. En descendant, on rejoint le jardin caillouteux et desséché qui entoure la maison, délimité par un muret de pierres sèches. La route passe à 500 m au nord, plus haut, après la petite butte. On la rejoint par un petit chemin piétonnier. La falaise est à 100 m devant. Le sentier longe le jardin et rejoint celui qui suit le bord de la falaise.
Un petit vent me rafraichit. Il fait déjà si chaud ! 30 degrés indique le thermomètre fixé au mur de la terrasse. Et cette marche presque toute en côte depuis le port, même si le garçon m’a aidée à porter mes bagages dans sa carriole, m’a épuisée. Il est vraiment costaud ce jeune gars, malgré sa maigreur. Il a traîné cette carriole dans la montée pendant des kilomètres sans broncher. Sec, musclé. Il doit avoir l’habitude. Il n’y a quasiment pas de voitures sur l’île. Sa maison a l’air simple. Plus grande que celle-ci, mais pas beaucoup plus luxueuse. Quand nous sommes passés devant, sa mère nous a salués de loin. Elle avait l’air occupée. J’ai l’impression qu’ils sont assez pauvres. L’île est restée assez sauvage. Trop loin, trop de temps de trajet pour le tourisme de masse. A part près du port, de l’autre côté, il y a peu de touristes m’avait dit Michel. « C’est l’endroit idéal tu verras, j’y vais chaque fois que j’ai besoin de finir un livre ».
C’est la fin d’après-midi. Le soleil commence à taper moins fort. La mer, bleu clair, immense, envoûtante, face à moi. Je me lève et prends le chemin qui descend vers la falaise.
La falaise. Blanche. Immense, abrupte. Vertigineuse. La mer tout en bas, translucide sur ces fonds marmoréens, tentatrice. Je suis le chemin qui la longe, vers l’ouest. Au bout de quelques centaines de mètres le sentier fait un coude. La falaise, dans un soudain accès de faiblesse, a laissé se creuser une petite crique, sublime. Les eaux turquoise, les fonds peu profonds, tour à tour lumineux et chatoyants, ou plus sombres et mystérieux près des rochers qui affleurent. Je m’assois sur le rocher en surplomb qui marque le pli de la falaise et l’entrée de la crique, légèrement en retrait du chemin, et reste contempler l’anse qui s’allonge devant moi. J’aperçois un nageur, tout en bas ! Comment a-t-il fait pour descendre ? La falaise est un peu moins haute ici, mais il y a bien vingt-cinq mètres. Il a un tuba. Il nage à la surface, tête immergée, puis je le vois plonger. Il disparaît une bonne minute, puis remonte. Il tient un panier et un pic. J’ai l’impression qu’il pêche ! Il nage et plonge si bien, il est parfaitement dans son élément. Il poursuit sans arrêt pendant au moins une demie heure. Puis il se hisse sur un rocher étroit au pied de la muraille blanche, sur le côté ouest de la crique. Je le vois mieux maintenant. C’est le garçon qui m’a accompagnée depuis le port ! Il ramasse sa pêche dans un panier en osier. Des oursins, j’ai l’impression. Je ne bouge pas. Je l’observe. Il est beau. Fin, gracieux. La peau tannée par le soleil et la mer. Il finit par lever la tête et m’apercevoir. Je lui fais signe de la main. Il reste me regarder, apparemment surpris, me rend à peine mon salut, d’un hochement de la tête.
Je le vois se tourner vers la falaise et commencer à l’escalader, son panier accroché dans le dos. Ça a l’air facile, il grimpe vite. Il doit y avoir des failles, des prises que je ne vois pas d’ici. Ses longues jambes, ses bras fins et musclés, se déploient comme ceux d’une araignée. Il s’accroche à la moindre anfractuosité et monte. Il atteint bientôt le chemin qu’il emprunte dans ma direction. Il approche. Je le vois mieux. Son corps élancé de jeune homme, vêtu d’un simple slip de bain rouge, marchant d’un pas sûr, ses cheveux de jais coupés suffisamment longs pour laisser se former de belles boucles, son regard d’un noir profond, perçant. Arrivé à ma hauteur il s’arrête. Il ouvre son panier et me montre sa pêche : oursins et crabes.
« – Vous voulez en acheter, madame ?
Je reste perplexe.
— C’est très bon. Très bon pour les femmes jolies. Comme vous.
Je ris. Je lui dis oui. Il me fait signe de le suivre. Nous rejoignons la maison. Il marche devant moi. Son pas, son corps, cette douce puissance virile et en même temps ce je ne sais quoi de féminin dans son visage, son regard, la finesse de ses traits… Arrivés à la maison, il dépose un crabe et deux oursins sur la table de la cuisine.
— Vous savez cuire du crabe ?
Je fais non de la tête. Il saisit une grande casserole qu’il remplit d’eau et met à bouillir. Pendant ce temps, il ouvre l’un des oursins à l’aide du couteau suspendu autour de son cou. Il me le tend.
— Mangez, madame.
Il s’en ouvre un autre et le mange en premier. Je l’imite. Il me fixe droit dans les yeux, j’ai l’impression que son regard me traverse, lit en moi… L’eau bout. Il y jette l’araignée.
— 15 minutes, madame.
Il me montre une pince casse-noix dans le tiroir de la cuisine.
— Vous cassez avec ça. Je dois partir madame. Demain c’est le marché. Je vous apporte la nourriture. Au-revoir. »
Il sort de la cuisine, reprend son panier et son matériel sur la terrasse et s’en va.
Je reste dans la cuisine. Songeuse. Le crabe est cuit, je le sors de l’eau. Je me prépare une salade avec les quelques légumes qu’il m’avait apportés à mon arrivée. Il reviendra demain. C’est notre arrangement. Ils m’apportent un paquet de produits du marché deux fois par semaine. La même chose que pour eux, je me débrouillerai avec. Il revient demain. Il est si beau…
Le crépuscule s’étend. Je reste sur la terrasse. J’ai sorti mon ordinateur portable. Je veux m’astreindre à travailler tous les jours. Même aujourd’hui. Je sais que je ne tiendrai pas longtemps ce soir mais c’est symbolique. Je suis là pour ça. J’attends ce moment depuis des mois. J’ouvre mon dossier. « Giacometti et Marino Marini. Echanges et influences ». Je commence à relire des notes, mes premiers textes… Huit ans déjà…
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26 JUIN
Je me réveille. J’ai entendu un bruit. Je me suis endormie la porte ouverte pour laisser entrer la fraîcheur de la nuit. Je me suis couchée sur le lit, nue, simplement couverte d’un drap. Je me lève et sors sur la terrasse, le drap noué autour de mon buste. A l’est, on voit poindre les premières lueurs du petit jour. Les oiseaux se réveillent. Il n’y a rien. C’était juste un bruit. Je reste un peu, puis je tourne le dos. J’ai l’impression d’entendre des pas sur le chemin. Je regarde à nouveau. Rien. Plus un bruit. Je retourne me coucher.
Lorsque je me réveille à nouveau, une lumière blanche pénètre dans la pièce à travers les lanières du rideau de la porte. Je me lève. Il est 7h30. Hier je me suis couchée vers 23h je crois. Même si j’ai toujours préféré travailler la nuit, je n’ai pas pu aller bien loin après cette journée de voyage et d’installation. Je sors sur la terrasse. Le soleil, encore bas, l’inonde. Le ciel est clair. Transparent. La mer, d’un bleu beaucoup plus profond qu’hier, brille face à moi. Je reste debout, dans la lumière. Nue. Qui me verrait ? La douceur du soleil levant sur mes seins, mon ventre, mon entrejambe, mes cuisses…
J’ai envie de nager ! Cette mer tentatrice, là, à quelques dizaines de mètres… Je n’ai pas encore pu m’y plonger, depuis mon arrivée en Grèce. Il faudra que j’aille de l’autre côté de l’île… Mais là, maintenant… se baigner dans la douce chaleur du matin, cette lumière blanche… Il y a peut-être un moyen de descendre de la falaise ? Après tout, le pêcheur d’oursins y arrive bien, lui. Ce n’est peut-être pas si difficile. Je passe un maillot de bain, une robe courte et moulante, mes tennis, et je descends vers la côte. Je prends la direction de la crique. Je poursuis jusqu’à l’endroit où j’ai vu remonter le pêcheur. Je me penche. Il y a clairement une faille qui crée un petit surplomb et descend en pente douce. On peut y passer les pieds et se tenir à la falaise, c’est presque un escalier ! Finalement, ça a l’air facile. Et j’ai quand même un peu de condition physique. J’ai même fait un peu d’escalade il y a quelques années. L’eau, en bas, est si tentante. Je me lance ! Je retire mes tennis et les cache sur le bord du chemin. Je descends. Je cale mes pieds, je fais attention, un pas après l’autre. Je recherche mes prises. Ça va assez vite, je progresse en direction du large. Mais j’ai l’impression que j’ai dépassé le rocher où pêchait le jeune homme, alors que je suis encore plusieurs mètres au-dessus. La faille est de plus en plus étroite, et les prises pour mes mains sont de plus en plus rares ! Le rocher est assez glissant, ce n’est pas du calcaire mais du marbre. Merde ! Je ne vais pas y arriver, il faut que je fasse demi-tour ! Mais j’ai peur maintenant, peur de glisser, je n’ose plus ! Soudain, derrière moi, venant de la falaise de l’autre côté de l’anse, une voix : « Eh madame ! Stop ! Stop, attendez ! »
C’est la voix du jeune homme. Je l’entends courir sur le chemin. Je ne peux pas me retourner mais bientôt je l’aperçois sur ma droite, au-dessus de moi, au débouché de la faille sur le chemin. Il descend.
— Attendez madame, c’est pas bon ! Très dangereux ! Je vous montre !
Je suis tétanisée, accrochée à la paroi. Je le regarde, il arrive. Il est là. Il me touche la main. Je la saisis. Je la serre. Je suis soulagée. Cette main ferme. Virile. Experte.
— Mauvaise direction madame. Très dangereux. Je vous montre maintenant. Attention.
Il rebrousse chemin. Lentement. Je le suis, pas à pas. Je mets mes mains dans les mêmes prises que lui. Au bout de quelques mètres, il s’arrête.
— Vous voulez descendre ? A la mer ?
J’ai peur. Je m’accroche de toutes mes forces à la roche. Mais il est là. Confiant. Rassurant. Je le regarde, il me sourit.
C’est possible de descendre madame. Je vous montre.
J’hésite. Je ne sais pas. Mais il est là. Si agile, fort, sûr de lui. Il va m’aider, me guider. Cette main, je ne veux plus la quitter… Je lui fais signe que oui. Il pose un pied en contrebas de la faille, descend et repart légèrement vers l’ouverture de la crique. Il y avait un piège, une bifurcation que je ne pouvais pas deviner ! Soudain, je sens sa main sur ma cheville. Je tressaille.
— Je vous montre madame, donnez votre pied
Je me laisse guider. Mon pied rencontre une nouvelle anfractuosité. Je descends. Mes mains s’agrippent maintenant à la faille où je m’étais égarée. Je le regarde, légèrement en contrebas. Il me fait signe de faire comme lui. Je vois les nouvelles prises, plus difficiles. Je le suis. J’ai confiance. Je dois écarter largement les bras, les jambes, pour m’accrocher. Parfois il guide à nouveau de sa main ma jambe vers une nouvelle prise. Sa longue main forte et fine. Je sens sur ma cheville sa légère pression, une douce puissance prête à se déployer. Sa paume rugueuse, marquée par la mer, la pêche, la roche.
Enfin, nous voilà au-dessus du rocher. D’un bond de chat, il s’y est posé.
— Venez madame, c’est pas haut.
Il me regarde d’en bas, environ à un mètre cinquante. Je réalise qu’il a depuis tout à l’heure une vue parfaite sur mes jambes écartées, mon postérieur que je sens en partie dénudé par le slip de mon bikini remonté entre mes fesses. Il ne le voit pas mais je rougis… je souris et me mords la lèvre. Son regard intense, sur mes cuisses, mes fesses, mon entrejambe… Je ne me presse pas vraiment de mettre fin à cette situation… Enfin, je me décide à sauter. Il me saisit fermement par la taille pour me retenir lorsque j’atteins le rocher.
— Vous voyez madame. Très facile. Vous êtes très forte.
— Merci infiniment ! Vous m’avez vraiment sauvé la vie. Quel est votre nom ?
— Adonis madame. Anthony en grec.
— Merci beaucoup Adonis. Je m’appelle Julia.
— Vous voyez madame, ce rocher ?
Il me montre au fond de la crique un petit renfoncement au pied de la falaise. Il y a une plateforme beaucoup plus plate et large que celle-ci, surplombée en partie par la muraille blanche. Comme une petite grotte, avec sa plage de marbre.
— Très bon endroit. Pour nager. S’allonger.
J’hésite. C’est vrai que l’endroit est attirant. Idéal pour se reposer après avoir nagé.
— Suivez-moi !
Il retire la besace de cuir qui ceignait son torse et sa taille, son débardeur et son short, et je le vois plonger dans l’eau turquoise. Je n’ai pas le choix, il faut que je le suive ! Je retire ma robe et la coince dans une faille du rocher. Je plonge. L’eau est divine. Au moins 25 degrés. Je me délasse. Après la tension, la peur et les efforts de l’escalade, je me laisse aller sur le dos, le ventre, je plonge, nage plusieurs mètres sous l’eau… Je remonte à la surface près d’Adonis.
— C’est merveilleux, c’est si beau Adonis !
— Venez.
Il nage vers la petite grotte. Je le suis. Nous grimpons sur la plateforme. L’eau dégouline sur son torse tendu. Petites perles brillantes dans la lumière matinale. Je le regarde. Ces boucles noires, ces lèvres, ces yeux profonds… Il sent mes regards sur son corps. Il ne bouge pas. Ce corps fin, puissant, hâlé. Son maillot rouge… Je sens mes joues s’empourprer. Je détourne la tête vers le large. J’ai cru apercevoir l’esquisse d’un sourire.
— Vous voyez madame. Vous pouvez rester ici. Personne ici.
— Personne à part toi ?
— Seulement moi. Pêcher. Des fois.
— Tu parles bien français. Où as-tu appris ?
— Un peu à l’école… Les touristes. Beaucoup de français dans cette maison l’été. Mais j’oublie. Chaque année !
— Non non, c’est très bien. Tu te débrouilles bien.
— Merci.
Puis, après un moment :
— Je dois partir madame. Ma mère… le poisson.
Il plonge et rejoint le rocher en quelques brasses. Je le vois tirer sur une corde. Elle est reliée à une poulie accrochée à une ligne de plusieurs mètres tendue au-dessus de l’eau entre la falaise et un gros rocher au milieu de l’anse. Un filet sort de l’eau, suspendu à cette poulie, qu’il fait coulisser. C’est tout un système de câbles qui a été installé là, à demeure, pour tendre ce filet entre ces deux éperons, certainement un coin propice. Il en tire deux beaux poissons, et plusieurs petits, qu’il assomme aussitôt et glisse dans sa besace. Il refait coulisser le filet et le replonge dans la mer. Il se retourne vers moi, me salue et entreprend la remontée de la falaise. Je le regarde. Cette agilité, cette souplesse. C’est si beau.
Lorsqu’il atteint le sommet, je plonge à nouveau dans l’onde transparente. Je nage, je nage longuement. Je reste flotter, sur le dos. Je plonge. Au bout de longues minutes, je remonte enfin sur ma petite plage de marbre blanc. Je m’allonge. Le soleil dore ma peau. Je ferme les yeux. Mais je sens une présence. Je lève légèrement la tête. Sur la falaise, sur le rocher au-dessus de l’entrée de la crique, vers la maison, j’aperçois la silhouette fine de mon sauveur… Je ne bouge plus. Il reste immobile puis finit par s’éloigner et disparaître derrière le coude du chemin côtier.
Il me regardait. Moi, Julia. Adonis… Il s’appelle Adonis. Beau comme un dieu.
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