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L'oubli – Chapitre 1




Je suis contrarié. Premièrement, ce matin, j’ai oublié à la maison ce que j’avais préparé à manger pour midi. Ensuite, en fin de matinée, j’avais sondé mes collègues; toutes et tous étaient occupés durant la pause. Je suis seul, il est déjà midi passé d’une dizaine de minutes et j’en suis encore à réfléchir aux options qui s’offrent à moi : un sandwich tout sec à l’épicerie du coin, un kebab, un resto en solo. Ou un tour au petit supermarché.

Je me laisse convaincre par le rayon bio de ce dernier et cinq minutes plus tard, je m’y dirige d’un pas décidé, agréablement surpris par la douceur de cette journée d’avril. Jusqu’ici, il avait fait plutôt frais, mais ce midi, il ne fait aucun doute que la température tutoie les 20 degrés.

Il faut une dizaine de minutes de marche pour arriver au supermarché et malgré le peu de victuailles que je m’apprête à acheter, je m’encombre d’un disgracieux panier en plastique gris. C’est au fameux rayon bio que je l’aperçois pour la première fois. Alors que je suis penché sur les salades toutes prêtes, elle s’excuse et passe la main devant moi pour en saisir une. Je tourne la tête. Une permanente ondulée sur des cheveux courts et noirs, des lèvres rouges et fines contrastants avec une peau claire, des yeux noirs aux longs cils, elle me sourit brièvement. Le temps de choisir une salade et une barquette de fruits frais, elle a disparu au moment où je me redresse.

Sans y penser plus que cela, je file prendre un peu de jambon cru avant un dernier stop au rayon boulangerie. Je suis en train de mettre un petit pain de campagne dans le panier quand je suis bousculé. Elle. A nouveau. Nouveau sourire. Il me semble y voir une différence, mais c’est très furtif. Encore une fois, elle s’éloigne rapidement, mais cette fois, j’ai eu le temps de la voir.

Cette femme doit mesurer 1m70 environ. Elle porte des talons de 6 à 8 cm. Je lui donne 15 à 20 ans de plus que moi, soit entre 50 et 55 ans. Elle est vêtue d’un trench-coat beige au bas duquel dépasse une large bande de tissu gris, fendue sur le devant, dont je ne peux définir si elle appartient à une jupe ou à une robe. Mais à vrai dire, cela m’intéresse bien moins que la finesse de ses mollets galbés de nylon couleur chair. Je la regarde s’éloigner avant de jeter un dernier coup d’il à mon panier, puis je me rends aux caisses.

Quelques personnes devant moi, je vais devoir attendre et, tournant nonchalamment la tête, je m’aperçois que la femme m’observe, deux caisses plus loin. Quand je la regarde à mon tour, elle me sourit à nouveau. Je le lui retourne cette fois. Quelques instants plus tard, elle répond au téléphone et met ses lunettes de soleil. Il faut dire que les caisses sont orientées plein sud et la façade est parsemée de vitres. Cela provoque une forte clarté et une température plus élevée.

Je regarde ce femme sans savoir si elle me regarde en retour. De loin, elle est assez quelconque. Une belle quinquagénaire, si elle est bien dans cette dizaine-là, mais sans plus.

Le tapis avance et je peux déposer mes achats. Le client devant moi paie et la caissière me lance un "Bonjour" aussi froid qu’un jour d’hiver en Sibérie. Je ne l’aime pas, celle-ci. Mais elle travaille vite, ce qui est l’essentiel à midi. Je récupère mes denrées, paie et m’éloigne. Je regarde du côté de la caisse de la brune, mais je regrette de ne pas la voir.

Je sors du magasin et longe les voitures garées devant le supermarché. La femme apparait derrière un coffre qui se referme. Elle fait deux pas en direction de sa porte conducteur avant de lever les yeux sur moi. Sourire. Elle ouvre la porte. Je ne sais pas pourquoi j’ai parlé :

— Bonjour !

Elle stoppe son mouvement et moi, ma marche. Il y a quelques secondes de blanc avant sa réponse :

— Bonjour.

Hésitant, j’avance vers elle. Désormais, seule la porte nous sépare. Je n’ai jamais dragué, je suis coincé, timide et là, je me suis lâché, comme ça, et je ne suis pas fier de moi pour le moment. J’ai le cur qui bat à tout rompre.

— Vous avez Heu Je Je me demandais si enfin ce que vous aviez prévu pour midi.

Pas sans mal, mais j’ai été au bout de ma phrase, plus ou moins clairement.

Elle sourit, mais elle est visiblement gênée. Et cela me donne un peu confiance. Même si elle me dit non maintenant, je peux me dire qu’elle le fait à contrecur. Pourtant elle semble assez troublée. Elle rougit, souffle doucement, avant de répondre :

— Écoutez, je je n’ai pas beaucoup de temps, je je dois manger rapidement et

Ma confiance s’en trouve encore renforcée.

— Il y a un parc de l’autre côté de la route, avec ce soleil, est-ce que ça vous dit de

L’hésitation la plus longue de mon existence. Elle referme la porte conducteur, me sourit timidement et va prendre la salade dans son coffre.

Nous n’échangeons aucun mot en traversant la route et entrons dans le parc. Je regarde alentours et aperçois un banc libre au soleil. Je le lui indique et nous nous y dirigeons. En chemin, j’apprends qu’elle s’appelle Nathalie, qu’elle a trois enfants et deux petits-enfants, qu’elle travaille comme secrétaire dans une fiduciaire dans une autre ville et qu’elle accompagne exceptionnellement un des cadres de l’entreprise chez un gros client. Est-ce le stress ? Une fois qu’elle a commencé à parler, Nathalie multiplie les échanges et ne laisse aucun temps mort. Elle a 54 ans et travaille pour la même société depuis 15 ans. En indiquant qu’elle vient de fêter ses 30 ans de mariage, elle fait la seule allusion, qui plus est, indirecte, à son mari. Nous discutons sans interruption jusqu’à la fin du repas, moment choisi par Nathalie pour enlever son trench-coat.

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