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Justine au pensionnat – Chapitre 1




1 Philosophie

  

 « La tentation fait-elle de nous des coupables ? »

  J’ai hâte de lire les copies, s’esclaffa Justine amusée à l’idée de découvrir certains arguments de ses protégées.

 La jeune femme rangea l’intitulé du devoir de philosophie dans un porte-document de cuir usé, le regard pensif sur le bureau vernis de la salle d’étude où les pensionnaires faisaient leurs devoirs sous surveillance entre les cours et le dîner ; désormais, le silence remplacerait les murmures dans la grande pièce aux volets clos jusqu’à la prochaine rentrée en septembre.

 Une délicieuse odeur titilla ses narines, un café permettrait peut-être de réfléchir aux différentes possibilités d’occuper les prochaines semaines dans un internat dépeuplé ; sinon, elle retrouverait « Claudine », l’héroïne controversée de la romancière Colette dont le troisième tome des histoires patientait sur la table de chevet. Chaque lecture amenait un lot de sensations selon l’époque et le titre choisi, déterminés par le besoin de réflexion ou l’envie d’évasion.

  Tout va bien ? demanda Robert sur le pas de la porte du bâtiment principal.

 Le vieux bonhomme tritura par habitude les pointes de sa grosse moustache plus sel que poivre ; la jeune femme lui adressa un sourire affable en guise de réponse. Rassuré, il s’éclipsa pour sa première ronde dans le parc aux allées bordées d’adonides jaunes en fleur depuis début le début du mois de mai, les grelots bleus ourlés de blanc du muscari leur rendaient la politesse.

 Le château, comme les habitants de la région nommaient l’édifice avec une gentille dérision, ressemblait à un manoir de l’époque Empire bâti au milieu d’un vaste espace de verdure, un des nombreux ouvrages d’art de province qu’affectionnaient les amateurs d’Histoire de France. Le pas pesant du gardien crissa sur le gravier du parking désert en direction de la grille d’entrée.

 La qualité des installations répondait aux nombreuses exigences d’un centre éducatif de prestige. Le rez-de-chaussée divisé entre les différentes salles de cours, le cabinet du médecin partagé avec une psychologue, les bureaux, la cuisine et le réfectoire, l’étage était réservé à l’hébergement des pensionnaires. La chambre de Justine s’y trouvait, au plus près de celles des étudiantes.

 Le Domaine des Tilleuls servait de cadre à une école supérieure spécialisée pour des jeunes filles de la haute société peu enclines à intégrer une faculté classique, placées par des parents trop absents pour s’en occuper, incapables de gérer une adolescente difficile. L’encadrement psychologique adapté faisait des miracles, une obligation au regard des sommes exigées aux familles davantage inquiètes de leur réputation que de l’avenir de leur progéniture ; la non-mixité suffisait à les rassurer.

 Titulaire à 27 ans d’un diplôme d’éducatrice, Justine occupait depuis la fin de ses études le poste souvent méprisé de surveillante d’internat. Par chance, des professeurs au personnel d’entretien, toute l’équipe se montrait professionnelle, fièrement attachée à sa mission. Comme dans le roman de Gilbert Cesbron « Chiens perdus sans collier », se tenir à l’écoute des problèmes des internes souvent victimes d’un manque d’attention se révélait une tâche passionnante.

 Enchantée à l’idée de travailler sur un programme révolutionnaire, bien qu’encore à l’étude, la jeune femme se révéla animée d’une véritable passion dès son arrivée ; le rôle de surveillante au Domaine des Tilleuls ressemblait au métier d’éducatrice spécialisée. Après une longue période d’essai validée par le conseil d’administration sous la tutelle du recteur d’académie de Limoges, ce qui devait être un simple remplacement le temps de trouver mieux devint définitif.

  

 Dix-huit internes passaient les vacances en famille, les deux autres restaient ici sur l’ordonnance d’un juge. Justine revit l’arrivée de Gabrielle et de Juliette un an plus tôt ; les réfractaires à toute forme d’autorité se complaisaient en marge de la société au point de hanter le sommeil de parents désemparés, démissionnaires. L’internat au Domaine des Tilleuls représentait une dernière alternative à l’internement dans un centre fermé plus rigide encore.

 Le contrat, il s’agissait bien d’un accord signé par les deux parties, stipulait que les filles devaient suivre le cursus étudiant en intégralité. Les sorties tolérées dans un strict cadre éducatif, les parents étaient autorisés à voir leur enfant au domaine le dimanche après-midi. La mesure pouvait paraître draconienne ; cependant, le juge la considérait indispensable à une réintégration dans la société. Le plus déconcertant fut sans doute la décision des familles de rarement honorer leur droit de visite malgré les nombreuses lettres de supplique du personnel éducatif.

 Les proches désabusés, l’administration focalisée sur la répression, le personnel du Domaine des Tilleuls avait hérité de rebelles en plein décrochage scolaire, entraînées dans un engrenage infernal, en guerre contre le monde entier. Les délinquantes en herbe lui avaient donné pas mal de fil à retordre à l’époque, jusqu’à tenter de l’intimider ou de la soudoyer afin d’obtenir des faveurs. Résolue à les remettre sur de bons rails, Justine leur consacra son énergie.

 C’était de l’histoire ancienne. Un cadre cohérent avec des points d’ancrage sérieux, des repas à heure régulière, une bonne hygiène de vie, une éducation suivie et surtout d’incessants dialogues, avaient transformé les sauvageonnes en jeunes filles attachantes. Gabrielle et Juliette étaient prêtes à 18 ans à être réinsérée socialement, un beau succès à mettre en partie au crédit de Justine, officiellement nommée éducatrice au Domaine des Tilleuls avec une petite augmentation de salaire à la clé.

  

 Les parents aurait dû les accueillir ; toutefois le passage de la majorité de 21 à 18 ans en cette année 1974 changeait la donne, la justice ne pouvait pas contraindre les familles à recevoir des majeures. Le tribunal d’Angoulême envisagea de confier les jeunes filles à l’administration pénitentiaire. En termes moins formels, leur sort ne devait pas gâcher les vacances des magistrats. Refusant de savoir ses protégées en maison de correction, Justine convainquit le juge de les laisser sous sa responsabilité.

 Les professeurs, sur ordre de la directrice, avaient mis au point un programme allégé afin de leur occuper l’esprit ; Justine n’avait aucunement l’intention de se cantonner à la correction des devoirs de vacances, le parc offrait de nombreuses possibilités. De plus, l’acquisition d’un téléviseur votée par le conseil d’administration, son installation dans les prochains jours amènerait de nouvelles perspectives.

  

  Je plains ces malheureuses, ronchonna Michèle en servant deux tasses de café sur le plan de travail. Comme si les savoir abandonnées par leur famille ne suffisait pas, les salauds les auraient envoyées en prison sans votre intervention, c’est une honte de voir ça à notre époque.

 Le sourire charitable de Justine masqua une pointe d’amertume.

  À nous de faire en sorte qu’elles passent malgré tout de bonnes vacances. Demain, nous commencerons par un pique-nique après les cours.

 La cuisinière prit des notes d’une écriture appliquée.

  Le panier sera prêt, avec une salade de rillons et des fruits frais. Robert ira faire le marché demain matin, vous allez vous régaler.

  Personne n’oserait en douter. Votre mari a nettoyé la fontaine ? demanda Justine pleine d’espoir.

  C’est fait, il l’a même recouverte d’une grande bâche pour la protéger des oiseaux, vous pourrez en profiter.

 En dehors de sa fonction officielle de gardien, Robert se plaisait d’être le bricoleur du domaine. Il avait eu l’idée de transformer la majestueuse fontaine décorative du parc en un espace propre à la baignade, concept aussitôt adopté par la jeune femme pressée de s’y ébattre avec ses protégées.

  On supportera mieux la chaleur. Bien entendu, je compte sur votre discrétion, chère Michèle, la directrice ne verrait pas cette initiative d’un bon il.

  Et c’est moi qu’on traite de vieille ! s’esclaffa la mamie d’une soixantaine d’années au verbiage coloré. Ne craignez rien, petite demoiselle, on serait sans doute renvoyés si cette bigote l’apprenait. Une douceur avant de vous mettre au lit ?

 Sans attendre de réponse, la cuisinière remplit les tasses vides d’un liquide sirupeux brunâtre à la forte odeur de fruits fermentés.

  Une crème de mûre de ma fabrication, vous m’en direz des nouvelles.

 Une gorgée de liqueur réchauffa les papilles de Justine, elle considéra avec prudence la bouteille habillée d’une cape découpée dans un torchon à carreaux selon la tradition des campagnards de la région.

  Délicieuse, mais il ne faudrait pas en abuser.

  Vous devriez vous laisser aller de temps en temps, c’est dans la nature humaine de profiter des plaisirs.

  

 Justine monta l’escalier l’esprit serein, pas de réveil aux aurores ni de grincements de dents le lendemain, aucune pensionnaire à pousser sous la douche ou à sermonner pour faire son lit. Gabrielle et Juliette feraient leurs devoirs avec son aide dans la matinée, puis elle s’efforcerait de leur rendre l’après-midi agréable. La cuisinière avait sans doute raison, la vie méritait autre chose que l’observation stricte d’un règlement établi par des théoriciens hors de ces murs.

 Depuis sa rupture avec un petit copain au caractère changeant quatre mois plus tôt, la jeune femme ne ressentait plus le besoin de s’absenter du domaine malgré la proposition de la directrice d’embaucher une remplaçante les week-ends. L’amour, le désir, c’était remarquable dans les romans, beaucoup moins dans la réalité. En outre, l’isolement lui offrait de travailler avec Gabrielle et Juliette dont la stabilité du caractère laissait encore à désirer de temps à autre. Mais, à vouloir trop en faire, elle passait à côté des meilleures années de l’existence.

 Son regard accrocha par habitude professionnelle la lumière filtrant de la chambre près de la sienne, la première à l’entrée du long couloir qui servait d’habitude de caisse de résonance aux manifestations intempestives des pensionnaires ; Gabrielle et Juliette peinaient à trouver le sommeil comme cela leur arrivait souvent au début des périodes de vacances, quand l’isolement se faisait sentir.

 La porte de son repère ouverte comme l’exigeait la fonction de surveillante, Justine troqua la robe d’été pour un pyjama de coton un peu grand, seul cadeau de Damien qui avait trouvé grâce à ses yeux, et encore avait-il réussi à se tromper sur la taille. La jeune femme s’installa à la vieille table collée au mur mitoyen entre sa chambre et celle de ses protégées ; la finesse de la cloison lui avait permis de rester à l’écoute des conversations les premiers temps.

 « La tentation fait-elle de nous des coupables ? »

 Amusée à l’idée de faire le devoir, Justine mordilla le capuchon de son stylo. Où la prof de philosophie avait-elle pu dénicher un sujet prêtant à autant d’interprétations ? La notion d’interdit moral remontait à la cueillette de la pomme dans le jardin d’Eden pour la Bible, ou au supplice de Tantale si on préférait s’en reporter à la mythologie grecque. Comme elle l’avait prévu à la découverte du thème, la lecture des dissertations n’allait pas manquer de l’amuser.

 Un gloussement singulier dans la chambre voisine attira son attention, Justine tendit l’oreille. Loin des expressions jubilatoires habituelles dans une institution de renom, le rire surfait la ramena quelques années en arrière, quand elle-même échangeait avec ses copines des considérations sur le sexe, un sujet autant prisé par les garçons que par les filles au lycée. Ses protégées souffraient de nombreuses lacunes dans ce domaine, un effet indésirable de l’enfermement ; la silhouette de Robert dans le parc comme unique image masculine ne leur était d’aucun secours.

 Un second gloussement agrémenté de termes explicites sema un doute dans l’esprit de la surveillante aux aguets. Elle décida de mener une enquête approfondie malgré une aversion certaine pour le procédé digne d’une prison. L’illeton imposé par le magistrat sur la porte de la chambre des indisciplinées n’avait pas servi depuis six mois. La jeune femme, silencieuse, se glissa dans le couloir.

  

 Les deux petits lits joints pour en former un grand, les filles feuilletaient un magazine avec une ivresse juvénile, trop pour la lecture d’un manuel scolaire. Peut-être s’agissait-il d’une revue ramenée par une camarade au retour d’un week-end, une de ces parutions prétendues licencieuses par la directrice, que la surveillante conciliante laissait passer aux internes en échange de la promesse de ne pas les laisser en vue sur les bureaux ou sur les lits. En tous cas, ces deux-là s’en délectaient.

 Délaissant l’ouvrage, les pensionnaires se jetèrent l’une sur l’autre, le jeu consistait à se chatouiller mutuellement, une récréation un peu démodée à 18 ans mais innocente au regard de leur passé. Justine s’assurerait demain matin qu’elles aient remis la chambre en ordre ; pour l’instant, c’était agréable de les regarder chahuter sans se prendre pour des terreurs. Tout allait bien, l’heure était venue de se repaitre des aventure de l’héroïne de sa romancière préférée.

 Soudain, Juliette souleva le tee-shirt de sa copine porté en sous-vêtement de nuit sur deux petits seins pointus aux tétons exacerbés dans les aréoles roses bien dessinées, un détail à la signification évidente.

  Je peux les toucher ?

 La réaction surprit la surveillante, les lycéennes se découvraient souvent ainsi, pas les étudiantes. La fascination provoquée par l’évolution corporelle accompagnait l’éveil de la conscience sexuelle dès le début de la puberté. Le milieu fermé à une évolution ordinaire que ces deux-là avaient créé les avait sans doute retenue de se laisser aller plus tôt à ces gestes bien innocents.

  Montre-moi d’abord les tiens, gloussa Gabrielle impatiente.

 Justine se fit attentive derrière le judas optique ; la silhouette de Juliette provoquait les regards admiratifs de certaines camarades, d’autres la jalousaient. Elle remonta avec une lenteur consommée sa tunique de coton sur des seins à peine plus gros que ceux de Gabrielle, ronds et larges, délicieusement galbés.

 Les complices s’effleurèrent du bout des doigts, évitant les aréoles, davantage encore les tétons. Il aurait été présomptueux de qualifier de caresses les gestes d’une légèreté exagérée empreints de retenue, l’ignorance les retenait de se montrer hardies ; pourtant, les regards brillaient d’une concupiscence que la surveillante ne leur connaissait pas, ou avait du mal à imaginer.

  

 Un nouveau chahut destiné à cacher le trouble naissant remplaça les frôlements ; une roulade suffit à faire glisser les pantalons de pyjama sur les cuisses. Les demoiselles se défièrent du regard en gloussant de nouveau ; ainsi, l’intuition de Justine ne l’avait pas trompée. Elle se sentit fébrile derrière son poste d’observation à l’idée d’être témoin de la suite, car la découverte devait avoir des conséquences.

 Juliette se lança dans un compte-à-rebours au bout duquel toutes deux firent voler le dernier rempart de vêtement avant de se dresser sur le lit. La toison claire de Gabrielle soulignait le blond doré de ses cheveux longs, celle plus sombre de Juliette s’accordait avec une tignasse châtain en désordre. Elles étaient belles comme on pouvaient l’être à leur âge, quand le naturel resurgissait derrière les attitudes hautaines à outrance sensées les vieillir.

 Justine déglutit avec difficulté. La vision des silhouettes dénudées ne la troublait pas d’habitude ; combien de fois, attirée par le vacarme, avait-elle fait irruption dans la salle de bain pour découvrir les fauteuses de trouble sous les douches communes. La morale prêchée de vive voix par la directrice s’adaptait à des circonstances variables, l’intimité de la toilette n’apparaissait nullement prioritaire au Domaine des Tilleuls ; l’éducation à l’ancienne avait la peau dure.

 Cette fois, le caractère sexuel de la scène était incontestable ; toutefois, incapable de leur en tenir rigueur, Justine considéra les filles avec indulgence. Il lui arrivait de rester à l’écoute d’une pensionnaire enfermée trop longtemps dans les toilettes, attentive à un éventuel malaise ; elle surprenait en fait les sons incongrus d’une masturbation parfois suivie de l’énigmatique plaisir qui en découlait.

 Ces deux-là allaient-elles se laisser aller l’une à côté de l’autre ou l’une avec l’autre ? la question se posait. Seule certitude, autant de provocations devait les amener à réagir ; sinon, aucune ne pourrait trouver le sommeil dans un tel état d’excitation perceptible au delà de la chambre.

 Le choix de Justine n’était pas davantage évident. Devait-elle prolonger l’observation au risque de surprendre une étreinte amoureuse ou les abandonner à un divertissement dont elle refusait d’être témoin ? Choquée de ne pouvoir détacher son regard des nudités exposées, la voyeuse involontaire choisit la seconde option. La précipitation à déserter son poste fit fléchir la poignée, le grincement de la porte sur ses gonds se répercuta dans le couloir.

  

  Je suis désolée, mesdemoiselles, se défendit Justine à peine rassurée d’avoir eu le temps de se redresser, laissant croire à une intrusion due au hasard.

 Les pensionnaires s’adossèrent au mur côte-à-côte dans un mouvement instinctif de défense. Un sanglot souleva la poitrine de Juliette dissimulée tant bien que mal par ses bras en croix.

  On n’est pas gouines, se défendit-elle.

 La panique perceptible priva la surveillante de rire de la réaction excessive.

  Que vous soyez lesbienne ou pas n’a aucune importance, et ne me regarde en rien. Comment croyez-vous que les autres filles découvrent leurs corps ? C’est dans la nature des choses.

  Vous aussi, mademoiselle ? demanda Gabrielle à peine moins apeurée.

 Justine s’efforça de concentrer son attention sur les visages livides le temps de mûrir une réponse ; occupées à couvrir leurs seins, les pauvres en oubliaient les pubis exposés sans pudeur.

  Bien sûr, on éprouve toutes le besoin de comparer nos anatomies, pas seulement à l’adolescence.

 La crispation céda la place à des soupirs de soulagement. D’habitude, la psychologue répondait à ce genre de questionnement intime, ces deux-là ne l’avaient sans doute pas consultée. L’amicale connivence instaurée à force de patience facilitait le dialogue. En outre, la jeunesse de Justine incitait les pensionnaires à privilégier ses conseils.

  Lesquels vous préférez ? osa Gabrielle le torse bombé en tirant sur les bras de son amie. Les siens sont plus beaux.

 Il ne s’agissait nullement d’autorité, le duo fonctionnait sur l’égalité. Juliette, dont la nature exubérante l’avait desservie à son arrivée, montrait désormais moins d’initiative, elle se plaisait dans la sécurité illusoire du rôle de suiveuse.

  Vos seins sont adorables à toutes les deux, soupira Justine rassurée de ne pas avoir à mentir, l’important c’est leur sensibilité.

 Le mystérieux processus du développement entraînait certaines pratiques banalisées au lycée, les condamner masquait le problème sans le résoudre. La surveillante s’assit sur le bord du lit, prête à répondre aux questions.

  

  Ils sont comment, les vôtres ? osa Gabrielle les joues en feu après un long silence prudent entrecoupé de soupirs.

  Normaux, du moins je crois.

  Vous voulez nous les montrer ? surenchérit Juliette, la main tendue vers le col de la veste de pyjama de la surveillante.

  Non, gronda Justine faussement indignée, inutile d’insister.

 Son regard fuyant s’appesantit un instant sur les draps blancs froissés, l’ouvrage qui distrayait les pensionnaires avait aussi souffert du chahut. La surveillante resta interdite devant la photo de couverture. Elle s’attendait à découvrir le magazine « Lui », avec ses starlettes déshabillées sur la plage de Saint-Tropez dans des positions aguicheuses entre les interviews d’acteurs, pas une revue phonographique qui montrait des jeunes femmes s’embrassant à pleines bouches, les doigts enfoncés dans leur intimité.

  Où avez-vous eu « ça » ?

 La colère perceptible dans le ton de sa voix tétanisa Justine elle-même. La vulgarité de l’image avait entraîné le dégoût, sa réaction n’aurait pas été aussi violente de les voir se caresser. Combien de pensionnaires s’adonnaient à ce genre d’agrément trivial dont les hommes se montraient friands ? Au moins celle qui avait introduit l’objet du délit au domaine, bien d’autres sans aucun doute. La pornographie s’invitait partout, du cinéma aux kiosques à journaux.

  Vous ne pensez pas sérieusement que ce… ramassis de cochonneries aide les jeunes filles à s’épanouir.

 Le ton édulcoré rassura à peine les fautives toujours debout contre le mur comme des coupables attendant d’être fusillées.

  Asseyez-vous, implora Justine avec douceur, qu’est-ce que vous voulez savoir ?

 Le trouble exercé par les bas-ventres exposés à quelques centimètres la mettait dans une position inconfortable. Les aines dégagées, les touffes semblables à un duvet léger présentaient beaucoup de similitudes, trop pour laisser penser au hasard ; la complicité devait aller jusqu’à couper les poils de la copine. Les filles rassurées s’accroupirent sur le lit.

  Ça vous arrive souvent de vous caresser ? bredouilla Gabrielle hésitante sur le choix des mots. Vous ne sortez jamais.

 Justine se sentit prise en faute. La finesse de la cloison laissait passer les sons dans les deux sens ; les complices avaient peut-être surpris une petite séance hebdomadaire de masturbation qu’elle s’accordait pour calmer la tension.

  Oui, bien sûr, il n’y a rien d’anormal à ça.

  J’ai tout le temps envie de me toucher, reprit Juliette réconfortée, Gabrielle aussi, alors on a pensé que le faire à deux…

  Ce serait peut-être meilleur, compléta la surveillante attentive à ne montrer aucune surprise bonne ou mauvaise. Pourquoi pas ! Mais je ne vous ai rien dit et je ne veux rien savoir, bonne nuit.

 Elle quitta la chambre non sans avoir confisqué l’ouvrage pornographique.

  

 Pourquoi fallait-il que dans le livre choisi, « Claudine en ménage », l’héroïne entame une liaison saphique ? Justine, contrariée de ne pas ressentir le besoin de sommeil après plusieurs pages de lecture, tendit l’oreille ; aucun son ne filtrait de la chambre voisine. Consciente que le silence pouvait être trompeur, elle se glissa à nouveau dans le couloir envahi de clarté lunaire, la lumière sous la porte avait disparu. Le regard par l’illeton découvrit les pensionnaires endormies dans l’obscurité.

 La jeune femme, la gorge sèche, se laissa porter jusqu’à la salle de bain commune, un peu déçue ; le verre d’eau ne lui offrit pas le réconfort attendu. Pourquoi le souvenir des filles engendrait-il un pareil trouble ? Il était loin le temps ou son dévolu se portait sur Annabelle, l’amie de cur à la fac dont elle guettait l’apparition d’un sein lourd par l’échancrure du corsage, ou se satisfaisait de la peau laiteuse d’une cuisse dénudée par un jupon malicieux.

 Damien était passé par là, Justine avait cru tomber amoureuse, certainement pour se protéger d’une situation délicate. Sans doute aussi, le pauvre s’était lassé des étreintes sans gloire accordées à titre exceptionnel. Le désir ne se commandait pas, aucun homme ne pouvait la forcer à écarter les cuisses.

 Ce soir en revanche… L’évocation des silhouettes dénudées provoqua un désir latent, les yeux fermés, la jeune femme s’adossa au mur. Une main glissée entre les pans de la veste de pyjama, l’autre se faufila dans le pantalon.

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