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La Corotte de Tchotchon – Chapitre 4




Le moteur ronronnait de ce bruit si particulier que tous identifiaient. Ma petite auto nous emmenait papa et moi vers l’église. Deux enterrements en une seule semaine, depuis des années le village n’avait pas connu pareille effervescence. Claude, le beau-père de Louis suivait de peu notre bon docteur dans la tombe. Papa était sur son trente-et-un et je l’avais trouvé vieilli. C’était drôle comme à chacun de mes passages à la ferme, je le sentais, voyais différent. Son dos se voutait, son sourire n’éclairait plus son visage de la même manière. Peut-être regrettait-il ce temps joyeux où j’habitais sous son toit ?

Derrière le corbillard, Josiane était effondrée. Louis la soutenait, aidé en cela par sa fille. Léa marchait en donnant la main à sa grand-mère. Lorsqu’elle nous vit arriver, elle s’échappa pour courir vers nous.

Oh ! Marraine, papy Je suis si triste !

Vient ma belle !

Papa avait chopé au vol la fillette de six ans déjà. Bon sang comme elle semblait encore avoir grandi. Chaque fois que je la revoyais, elle aussi je la trouvais tellement changée. Louis et Isabelle pouvaient être fiers de cette gamine qui poussait comme un champignon. Le grand-père avec sa petite fille dans les bras avait rejoint la veuve. Le regard que ces deux-là venaient d’échanger valait toutes les promesses du monde. Sans doute que Josiane n’en avait pas moins de peine, mais surement savait-elle qu’elle pouvait compter sur ce bonhomme qui la couvait des quinquets depuis si longtemps.

Après l’enterrement, il fallait encore s’acquitter des remerciements et pour cela, Louis avait fait au mieux. Le café du village était bondé. Bien sûr, tous les ouvriers avec qui Claude avait travaillé, tous les amis de papa, ceux de Louis également, ça en faisait du monde pour venir prendre le verre du départ. Les brioches tranchées sur les tables servaient de trait d’union et Josiane, cernée par des mains qui sans discontinuer venaient pour la saluer, ne pleurait plus. Le cur de son mari avait cédé sans crier gare. Et ce moment pénible me renvoyait vers un autre bien des années auparavant.

Même bistrot, mêmes têtes aux paluches qui se tendaient pour tenter d’apaiser un peu de cette douleur que bien sûr, personne ne saurait jamais vraiment partager. Seul le geste avait de l’importance en ces instants-là ! Papa s’était assis face à celle qui lui avait tapé dans l’il, il y avait aussi un temps bien lointain. J’avais confiance en l’avenir. Et je prenais conscience là, dans ce bar bourré de monde que la vie n’était qu’un point dans l’éternité de la terre. Alors, au fond de mon cerveau, je me faisais la promesse de réaliser ce que j’avais toujours repoussé.

J’irais retrouver le peintre, celui dont j’avais depuis quelques années l’adresse. Gustave que je gardais en moi, précieux et intouchable, si proche et tellement distant. Je n’y étais pas allée. Par manque de temps ? Pas vraiment, mais le courage m’avait fait défaut. Et puis, quelque part en moi, je réagissais encore comme une vieille fille. Ce n’était pas à moi de faire le premier pas. De quoi aurais-je eu l’air ? Celui de venir faire la retape ? D’offrir à ce type le plaisir de me traiter de salope ? Parce que c’était bien dans l’air du temps de fustiger les femmes plus ou moins libres de nos campagnes.

Alors c’était là, devant ses pattes qui serraient celles de Josiane, devant ce papa qui la bouffait des yeux, que je venais de prendre une grande décision. J’étais enfin prête pour affronter Gustave, le peintre. Et la cabocharde de paysanne que je restais saurait trouver la force de faire ce pas qu’il n’avait pas esquissé. Je ne savais pas encore quand, mais j’étais certaine cette fois de faire le nécessaire. J’avais ensuite laissé mon père chez Louis. Celui-ci m’avait promis de le remonter « chez nous ». Curieuse habitude que celle de vouloir toujours garder des racines et celles de la ferme où j’avais vécu de si bons moments, de moins drôles aussi, restaient ancrées dans mes gênes ?

oooOOooo

Lorsque j’avais quitté la maison, trois ans auparavant, mon père n’avait rien dit. S’il avait seulement fait un geste, un mouvement, je n’aurais pas pu quitter cet endroit magique. Pourquoi l’avais-je fait alors ? Lasse de croire encore au retour dans les bonnes grâces de celui qui me manquait, mon corps toutes les nuits me réclamait un dû que personne ne pouvait, ne voulait lui offrir. De guerre lasse, l’idée d’aller vivre dans une de ces maisons toutes faites à l’entrée du village m’était apparue comme une solution. Papa et moi nous en avions parlé. Il prendrait un ouvrier saisonnier et le lycée agricole lui enverrait de la main-d’uvre sous forme de stagiaire. Louis s’occuperait des démarches administratives.

Finalement, au lieu de me retenir, papa m’encourageait plutôt à filer d’ici vite fait. Il ne cessait de me répéter des phrases toutes faites.

Ce boulot est un crève misère. Il n’est pas fait pour une femme. Quant à moi, je n’ai plus rien à te donner, plus rien à te laisser espérer. Puis nous avons eu notre période de bonheur. Il te reste à voir le monde Caroline.

Je tentais bien d’opposer à son discours, le mien plus dans l’air du temps, mais il refusait de seulement m’entendre.

Papa, c’est ici ma maison ! J’y ai passé les plus beaux instants de ma vie, je ne veux pas te perdre ni quitter nos terres. Comment feras-tu avec des apprentis ou des vagabonds de passage ?

C’est mon affaire. Ta vie dis-tu ? Mais elle vient à peine d’éclore ! Il te reste tant à découvrir. Pars ! File vite, la terre entière s’ouvre devant tes petits pieds ! Ne gâche pas ces années qui arrivent avec un type qui ne veut pas qu’on le voie vieillir.

Faute d’arguments, j’avais cédé. Il m’arrivait si souvent de regretter le calme du printemps, les cris des poules ou seulement l’heure de la traite des vaches oui ! Pour celui qui ne connaissait pas cet univers, ça pouvait être risible, mais j’avais perdu tous mes repères, toutes mes marques. Après cela, le doute s’était insinué dans mon esprit tel un serpent. Cavaler ou non vers ce peintre qui m’attendait ? Un combat que mon âme livrait depuis mon installation dans une maison que je payais à tempérament. Pourquoi dilapider l’argent puisque je pouvais le garder au chaud dans mon bas de laine ?

Décision ô combien délicate à prendre que de revenir en arrière et de voir ressurgir une partie de mon passé récent sous les traits de Gustave. Il devait tout comme moi, avoir beaucoup changé. Mais une fois l’idée bien arrêtée dans ma caboche, plus moyen de revenir en arrière. Et c’était ainsi qu’un beau matin, sur les routes de campagne, je roulais le cur presque léger. Après deux bonnes heures de route, je touchais enfin au but. À l’adresse indiquée par Isabelle, une immense bâtisse de pierre. Toute en longueur, avec des fenêtres partout, ce qui faisait penser à une sorte d’hôtel. Ainsi donc, le cousin par alliance de Louis n’était donc pas aussi riche que je le croyais ?

L’endroit semblait bien désert. Pas âme qui vive, lorsque descendue de ma vieille guimbarde garée en dehors de la propriété je m’aventurais sur un chemin champêtre qui menait à un hall d’entrée. À quelques dizaines de pas de ce perron, un bruit derrière moi me surprenait et m’intriguait tout à la fois. En tournant la tête sur ma gauche, vers la source de ce qui me titillait l’oreille, un énorme mâtin, assis sur son arrière-train me suivait de ses grands yeux. Ma première sensation fut naturellement une frousse du diable. Ce chien aussi grand qu’un veau pouvait me dévorer sur pied.

Puis au second plan, un lit accroché dans les arbres, un lit de marin dans lequel une forme avachie se balançait mollement au gré d’un vent qui me relevait une mèche de cheveux. Le cabot aboyait violemment, mais ne faisait pas mine de venir vers la position que j’occupais. Le type dans le hamac remuait, réveillé par le vacarme de son molosse. Mal rasé, hirsute, seulement vêtu d’une culotte courte, le gars qui me fixait ne me remettait pas. Je devais aussi me faire violence pour deviner dans ce bonhomme, le Gustave fringant du baptême.

Mais après tout nous ne nous étions vus qu’à cette seule et unique occasion et mes souvenirs me jouaient sans doute des tours. Puis il interpellait son chien qui n’avait pas bougé son cul du sol où il était posé.

Berrys ! Reste tranquille. Aux pieds mon beau chien, aux pieds !

Vous cherchez quelque chose, madame ?

Oui pardon, je me suis peut-être trompée d’adresse je venais voir Gustave un peintre de ma région ! Merci de retenir votre fauve ! Je peux approcher ?

Mais oui bien sûr viens là Berrys ! Gustave doit être derrière la maison. Vous passez par la droite et vous déboucherez dans le jardin

Il n’y a pas d’autres amis à quatre pattes susceptibles de me dévorer ?

Oh non ! Et puis Berrys est très doux, vous ne risquiez rien

Merci ! Je peux donc y aller ?

Bien sûr, ici c’est un peu la maison du Bon Dieu. La bohème quoi ! Mais vous ne préféreriez pas passer un peu de temps avec moi plutôt qu’avec mon ami « Gus » ?

C’est lui que je suis venu visiter, Monsieur

Pardon. Léonard, je m’appelle Léonard. Et je dois reconnaitre qu’il a de la chance.

De la chance ?

Oui ! Bien peu de femmes aussi jolies que vous viennent spontanément à moi c’est donc un privilégié, on dirait.

Je vous laisse vous reposer.

J’avais suivi l’itinéraire indiqué par ce Léonard. Pour finalement déboucher sur un parc immense. Une pièce d’eau, un étang avec des nénuphars en grevait la partie herbue d’un gazon bien entretenu. Sur les berges de ce bassin aux dimensions impressionnantes, un parasol couvrait une table devant laquelle une silhouette se tenait assise. À petites enjambées, j’allais dans la direction de ce qui de loin m’apparaissait comme un homme. Habillé de blanc, il marquait une empreinte bien nette sur le pré vert. L’individu m’avait aperçu et se levait.

Encore à quelques dizaines de pas de celui-ci, je sentais qu’il s’interrogeait. Puis pris d’un incroyable élan, il fonçait sur moi les bras grands ouverts.

Vous ? Vous, c’est le ciel qui vous envoie.

Gustave vous êtes resté le même que dans mes souvenirs.

Vous en avez mis du temps pour me rejoindre, vilaine !

Oh je n’étais guère pressée de venir vous servir de cobaye. Mais me voici !

J’en suis heureux ! Je vous offre une orangeade ? Je cache l’alcool, mon ami Léonard est en cure chez moi

Vous parlez de cet homme qui dort dans un lit de cordes ? Il est donc malade ?

Autant que boire trop soit une maladie. C’est un sculpteur merveilleux, mais son amour pour les bons alcools lui joue quelques tours. Il se refait une santé mais parlons de vous, je suis si content de vous revoir. Après tout ce temps, je dois dire que je n’y comptais plus guère.

Je sais. J’ai beaucoup réfléchi avant de faire ce trajet vers vous. Vous ne peignez donc pas en ce moment ?

L’inspiration vient de revenir. Si vous êtes là, c’est que vous acceptez de me servir de modèle et j’ai déjà des fourmillements dans les mains.

Ah bon ? Expliquez-moi cela.

Mes doigts sont le prolongement de mes yeux qui eux transmettent ce que je trouve beau à mon cerveau. Tout s’est remis en ordre de marche depuis que vous venez de retraverser mon ciel, Caroline. Vous savez que je vous attends depuis ce fameux baptême. Vous êtes la plus délicieuse marraine qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Les flatteurs sont souvent des menteurs, Gustave, vous en êtes conscient ?

C’est mal me connaitre ma chère. Je suis toujours aussi seul et surtout bien plus encore depuis notre rencontre. Je n’ai jamais pu oublier notre baiser. Il a fait de moi un pauvre hère amoureux d’une ombre.

Pourquoi n’être pas revenu voir notre filleule, alors ?

Oh ! Mais je me suis souvent rendu chez Louis et Isabelle ! La chance n’a pas voulu que je vous y retrouve, c’est aussi simple que cela. Et je n’osais pas demander de vos nouvelles à votre frère.

Gustave d’une main ferme avait versé un liquide orangé dans deux grands verres. Puis il m’en avait tendu un et nous trinquions gentiment. Je sirotais doucement ce breuvage acidulé et nos yeux restaient rivés les uns dans les autres. Mon cur s’emballait déjà. Il n’avait pas vraiment changé. Ses cheveux avaient pris une teinte plus blanche sur les tempes, son visage deux ou trois rides supplémentaires, mais c’était bien le même homme que ce danseur d’un jour de fête. Une étrange idée venait de se coller derrière mon crâne, une pensée dont je ne me serais pas crue capable. Banderait-il encore comme ce jour-là ?

Je devais être folle pour rêvasser à une chose pareille, cinq minutes après nos retrouvailles. Et lui, dans sa liquette blanche et son pantalon de toile claire, se posait-il des questions similaires ? Il me plaisait toujours. Pire encore, l’envie de lui était au rendez-vous. Au fond de moi, je me traitais de cinglée, pas vraiment pour ce que j’imaginais, non ! Mais bien plus pour tout ce temps gaspillé à reculer, à refouler ce qui me secouait de partout. Pour un peu, je me serais jetée à son cou et j’allais le faire lorsque Berrys vint sauver la situation.

Ah Berrys ! Te voilà toi ? Où est ton maitre ? Ne salis pas la dame. Il est encore jeune et un peu foufou. C’est un bon chien, dommage que son patron le délaisse pour embrasser les goulots de bouteilles

Nous avons déjà fait connaissance lui et moi devant l’entrée de cette maison.

C’est chez moi ! Un héritage de mes parents bien trop grand pour moi tout seul, mais c’est surtout sentimental. Ici je suis né et j’ai passé quasiment toute mon existence dans cette demeure.

C’est immense, mais chouette vraiment.

Alors venez Caroline, je vais vous faire visiter les lieux. Toi Berrys, tu retournes veiller sur Leonard. Tu viendras me dire s’il cherche encore du vin ! Allez, file.

La main qui s’accrochait à la mienne avait une chaleur que je ne soupçonnais pas. Nous nous dirigions directement vers une sorte de chalet, indépendant de la maison principale. Je comprenais soudain que ce devait être l’atelier de Gustave. Un atelier aéré, lumineux, où le soleil pouvait entrer par de larges baies vitrées. Puis des meubles sur les murs du fond, un buffet, une commode, tous poussés contre la cloison de bois. Et trônant au beau milieu de ce fatras, un long canapé de velours rouge. Un peu plus loin, un chevalet, une toile adossée sur cet échafaudage de peintre, quelques tubes de couleur sur une table accompagnaient des chiffons.

Des pinceaux dans un bocal rempli d’un liquide incolore, le tout dans une odeur d’essence de térébenthine terminait la scène.

Voilà c’est ici que je commets mes pires crimes ! Ils sont nombreux les méfaits dont je me rends coupable sur ce chevalet.

Expliquez-moi des crimes, des méfaits, que voici de méchants mots. Vous voulez donc me faire fuir ?

Bien au contraire Caroline. Tout ce que j’ai pu peindre, dessiner avant vous n’était que des épures. Des épreuves préparant la venue de l’uvre majeure, maitresse. Vous êtes ma muse et tenez, regardez, les voici mes assassinats

Son bras tournait au rythme de son corps. Debout au milieu de son monde, il me montrait toute la pièce. Des toiles cachées sous des voiles blancs de tissu ne m’étaient pas visibles. S’avançant vers l’une d’elle, il arrachait alors un drap de camouflage.

Regardez ! Lisez dans ce portrait ma folie voyez par vous-même mes crimes !

 !

Ce que mes yeux fixaient désormais, c’était un visage de femme. Face torturée qui me donnait une impression de déjà-vu.

Et celle-ci c’est idiot n’est-ce pas, d’être à ce point obnubilé par un souvenir ? Mais je vous promets que ce sera cette fois bien plus proche de la vérité

Ce mot : Vérité ! Je venais de reconnaitre la femme sur ces tableaux c’était soudain comme si un miroir me renvoyait un reflet déformé de ma propre personne. Les yeux avaient tous des miens, mais il leur manquait je ne sais quoi ! Pareil pour les formes de ce corps qui me ressemblait sans pour cela que je m’y retrouve totalement. Et Gustave maintenant qui embrassait mes doigts avec une sorte de ferveur.

Mais vous êtes là Caroline. Je vais retoucher toutes ces mièvreries leur donner vous voyez ce qui fait défaut à mes souvenirs ?

Euh non !

Mais si voyons, il leur manque la vie, votre chaleur, votre éclat

Vous croyez ?

J’en suis sûr et à moi aussi tout cela me manquait.

Ses bras venaient de m’attirer contre son torse. Sa bouche s’approchait dangereusement de mes lèvres. Et je me sentais toute molle, baladée entre un désir fou et une envie de crier de joie. Je n’avais rien tenté du tout, me laissant simplement embrasser amoureusement. Et ce baiser de retrouvailles gardait le gout de son prédécesseur pourtant si lointain. Une vague embrasait mon corps. Ma folie devait furie et je prenais des initiatives audacieuses. Mes petites mains arrachaient plus qu’elles n’ouvraient cette chemise séparant nos corps. Lui ne se contentait pas de rester inactif.

Mon chemisier, ma jupe, tout partait aussi vite que ses propres vêtements et nous étions aussi nus qu’au jour de notre naissance. Le divan, lui non plus ne se plaignait pas, lorsque nous nous retrouvâmes allongés sur toute sa longueur. Ensuite ce n’était plus que jeux de mains, de langues, que désirs et explosions d’envie. Je comprenais là, la différence entre faire l’amour et baiser. L’intensité de la chose en faisait une fête de nos peaux, de nos corps. Plus rien ne comptait d’autre dans cet atelier, qu’une montée d’un plaisir tellement attendu, pour ne pas dire inespéré.

La force de ce qui nous emportait m’avait fait tout bêtement oublier les heures. Le soleil avait largement entamé sa courbe descendante alors que nous finissions tout juste ce round d’observation. J’avais les reins en compote, mais c’était un ravissement que cet éveil de mon être tout entier aux plaisirs renouvelés. Gustave proposait une douche. J’acceptais avec une joie non feinte sans avoir pris conscience que c’était commune qu’il l’espérait. Finalement c’était dans une immense baignoire que nous retrouvions allongés.

Lui avait la tête collée contre le mur, dans cette partie avoisinant la robinetterie, moi j’occupais forcément l’autre côté. Et les papouilles d’abord par jeux reprenaient dans une eau tiède, dans laquelle une bonne rasade de sels moussait à chacun de nos mouvements. Au bout d’un moment nous n’avions plus que nos visages hors de la couche blanche odorante. Je ne voulais plus savoir pourquoi les mains de mon nouvel amant allaient partout sous ce tapis d’une épaisseur confortable. Pas un seul centimètre de ma peau n’avait été oublié.

Le peintre furetait dans tous les recoins de mon anatomie et je me laissais bercer par un bien-être que je rêvais sans fin. Les doigts revenaient sans arrêt dans des replis qui me faisaient frémir. La difficulté résidait dans le fait de ne pouvoir écarter les cuisses pour que les pattes masculines vagabondent là où il me plaisait qu’elles trainassent. Il tirait alors la bonde et l’eau s’évacuait, mais pas la mousse. C’était bien dans cette pellicule agréable qu’il me faisait mettre à quatre pattes. Et la suite n’était guère difficile à envisager. Les claquements de son ventre contre mes fesses ne perturbaient pas mes gémissements.

J’avais la chair de poule et chaque avancée du bassin de Gustave la gardait une seconde supplémentaire. Quand mon corps dans son intégralité se mit à trembler, plus rien autour de moi, ne gardait de contours bien nets. Les objets disséminés sur les rebords de la baignoire, ceux qui se trouvaient sur des étagères proches du lavabo, tout devenait flou. Mon souffle de plus en plus saccadé annonçait ce que mon esprit pressentait comme un feu d’artifice. L’explosion en moi de ce bambou navigateur, me laissait pantoise et exsangue.

De longues minutes, je ne réagissais plus à rien, seulement enfoncée dans une sorte de ouate aussi fine que la mousse qui se diluait lentement en millier de bulles irisées. Gustave était sorti de la salle d’eau depuis combien de temps ? Je n’en gardais pas le moindre souvenir. Par contre les spasmes continus qui persistaient à contracter mon ventre à intervalles irréguliers me rappelaient eux, que je venais de connaitre un formidable orgasme. Pour achever cette toilette, je passais alors un ultime coup de flotte sortie de la douchette sur mon corps encore frémissant.

Dans son atelier, il m’attendait. Nous n’avions plus à échanger un seul mot, et notre rapprochement devenait presque fusionnel. Nos lèvres se mariaient avec une facilité déconcertante, nous ramenant au bord d’envies lubriques insatiables. Et pourquoi se priver, dans ce cas, d’une soirée agréable déjà bien entamée ? De ses lèvres à son bas ventre, ma bouche avait alors parcouru la distance sans précipitation, goutant au passage à des sentiers de traverses qu’il ne cherchait pas à masquer. Couché sur le sofa, les bras inertes, il vivait mes caresses sans sourciller. Ses soupirs m’encourageaient à aller de l’avant.

oooOOooo

Je m’étais réveillée dans une position confortable. La tête sur un coussin, le corps sur le côté, mon dos appuyé contre le dossier du divan. Une de mes jambes était repliée, mon pied bien à plat sur l’assise et l’autre gambette tendue. Dans mon semi-éveil, j’entendais un fredonnement. En y prêtant une attention plus soutenue, et en ouvrant les paupières, il était aisé de comprendre que mon peintre m’avait placé dans une position idéale. À poil lui aussi, il dansait devant sa toile, un pinceau à la main.

Ah, Caroline, tu te réveilles enfin ! Ne bouge surtout pas. Cette pose est époustouflante, criante de vérité. Je t’adore.

Mentalement, je songeais qu’il était passé d’un « vous » bienséant, à un « tu » complice. Alors je lui emboitais le pas, inutile de faire ma mijaurée.

C’est toi qui m’as mise dans cette posture ?

Tu es superbe ma chérie, je t’assure. Tu verras, ton reflet en peinture va être merveilleux.

Tu me laisseras voir ?

Oui ! Mais pour le moment, ne bouge pas. J’ai tellement espéré cet instant que j’en profite un maximum. Là, dans la pénombre, avec juste une petite lumière pour rendre un éclat particulier à ton corps c’est tout bonnement parfait.

La position n’est pas trop osée ?

Osée ? Scandaleuse tu veux dire, mais c’est ce buisson, cette chatte qui vont éblouir tellement les yeux de ceux qui verront cette toile.

Parce que tu vas me jeter en pâture aux regards de visiteurs ?

Courbet l’a bien fait lui avec son « origine du monde » ! Moi, c’est ce que montre ce monde qui m’intéresse.

Mais tu aurais pu me demander mon avis, tu ne crois pas ?

Si, mais tu aurais minaudé, tu aurais voulu faire disparaitre ces traces d’amour qui suintent encore de ton ventre, alors que c’est justement ce qui va donner son piquant, un vrai piment à ma peinture. Tu es le désir personnifié dans cette impudique posture. J’en ai la chair de poule en traçant ces courbes, qui font de toi la plus belle des cochonnes.

Gustave ! Tu es un salaud. Tu veux vraiment que tous sachent que nous venons de faire l’amour et que tu peins tous tes modèles après t’en être servi ?

Combien s’en servent après ? Et bien je ne serai jamais tout à fait dans les normes, dans les canons d’une société qui veut mettre nous couler tous dans un unique moule Reste sans broncher oui, relève seulement un peu ton genou Diablesse ce sera le nom de cette toile ! La diablesse après une partie de fesses.

Eh bien ! En voilà un de programme. En tout cas, je crois que j’ai apprécié ce que tu m’as fait, et j’en ai bien profité.

Mais je ne suis pas attaché à mon pinceau et si le cur t’en dit regarde.

En se tournant vers moi, je pouvais voir le goupillon qui était de nouveau d’une raideur impressionnante. Il balançait son bassin, de manière à faire bouger l’objet et comment aurais-je pu résister à une telle invitation. À grand renfort de coups de reins, lui à genoux devant le canapé, moi les cuisses relevées, talons sur ses épaules, je subissais avec frénésie ces ruades enchanteresses. Une fois de plus, il était venu s’éparpiller en moi en milliers de gouttelettes chaudes et laiteuses. Il aurait aimé reprendre sa couleur à l’issue de l’assaut final, mais je voulais rentrer chez moi.

Malgré ses tentatives pour me convaincre de rester encore, je refusais et dans ma voiture, sur la route du retour, toutes les images de nos fabuleuses retrouvailles s’emmêlaient un peu dans ma tête. La fin de nuit m’offrait, dans ma couche, un sommeil calme et réparateur. Le lendemain, j’allais voir papa. Il n’avait pas l’air très en forme. Puis Louis aussi était passé voir notre paternel. Je voulais faire venir le remplaçant du docteur Blaison, mais notre père refusait catégoriquement de consulter « un jeunot même pas de chez nous ». Tête de mule comme toujours en fait. Je décidais donc de passer la journée avec lui.

Vers quinze heures, assise près du lit où papa dormait, je voyais sa respiration très saccadée et m’inquiétais. Il avait ouvert les yeux.

Ah Caroline ! Tu es encore là ? Je crois que l’heure va bientôt sonner pour moi de rejoindre ta mère. Tu crois qu’elle m’en voudra ?

Pourquoi devrait-elle t’en vouloir papa ?

Tu sais bien ! Pour tout ce qui s’est passé entre toi et moi, entre ton frère et toi aussi

Allons ne déraille pas ! Tu as de la fièvre.

Non ! J’ai seulement besoin de te sentir un peu près de moi.

Ne crains rien, je resterai jusqu’à ce que tu sois debout

Tout en lui parlant, ma main caressait sa joue avec tendresse. Puis de l’autre, j’épongeais son front en sueur. Dans un effort qui me sembla violent, il avait saisi mon poignet.

Arrête ! Ça me rappelle trop de bons souvenirs.

Quoi ?

Rien raconte-moi tu as donc revu le cousin de ma bru ?

Gustave, papa, il s’appelle Gustave.

Il a de la chance ce garçon. À la musique de ta voix, je sais qu’il va être heureux.

Tu as fini avec tes bêtises et qu’est-ce que tu fais ?

Son bras plus très vigoureux venait de tirer ma main sous le drap vers un centre de lui que j’avais connu avec bonheur bien longtemps. Quand mes doigts frôlèrent la petite chose flasque et mollassonne qui se tenait à cet endroit, il me murmurait

Tu vois, c’est déjà moribond par là aussi et quand un homme de mon âge détèle, c’est comme les vieux chevaux, impossible de ratteler ensuite. Mais tu m’as rendu heureux et je suis fier de toi

Papa tais-toi, je t’en conjure, ne te fatigue pas plus que tu ne l’es déjà.

N’oublie pas, quand je serai parti la cassette avec le magot de mémère Maria partagez le, toi et ton frère

Je ne vais pas te laisser dans cet état. Je vais chercher le nouveau médecin.

Fais comme il te plait, mais je crois que ce n’est plus nécessaire.

Je fonçais au village et la secrétaire du nouveau toubib me recevait. Dès son arrivée à la ferme, il faisait hospitaliser mon père. Alors les formulaires d’entrée remplis, j’étais allée voir papa, il avait de tuyaux partout et dormait. Il ne me restait plus qu’à filer chez Louis et Isabelle. Léa aussi était chez eux. Tous attristés par cette douloureuse affaire, Louis et moi ne savions plus trop gérer nos émotions. Ma filleule avait passé ses mains autour de mon cou et me montrait le chemin.

Ne pleure pas marraine ! Papy, c’est un dur, il se remettra. Puis mamie Josiane continuera à aller le visiter

Ta grand-mère elle va voir papa ?

Ben oui ! Il ne t’en a jamais parlé ? Depuis que papy Claude n’est plus là, elle y va souvent

Un rictus était venu fleurir mes lèvres et Léa avait pris cela pour un sourire. Ce en quoi elle avait raison, c’en était bel et bien une esquisse. Mon père me surprendrait toujours. Il ne m’en avait pas touché un mot, mais j’imaginais bien que lors de ces visites, lui et elle n’enfilaient pas de perles Moi pourtant, je lui racontais toujours tout. Mes peines mes joies, celle par exemple d’avoir revu Gustave.

Contrairement à mes craintes, papa avait surmonté sa crise. Il était rentré chez lui quinze jours plus tard. Et la surprise de taille qu’il nous avait faite nous avions vu débouler Josiane, une petite valise à la main. Il lui avait demandé de s’installer chez nous le temps qu’il faudrait pour qu’il se rétablisse totalement. J’en étais ravie, Isabelle et Louis n’avaient pas formulé de contre-indications. Alors c’était vrai que ça me soulageait d’un grand poids. Je n’envisageais plus de reprendre le chemin de notre ferme pour y revivre complètement. Puis Gustave, ses mains me manquaient vraiment.

Nous nous étions mariés en toute intimité, avec seulement les amis proches et la famille. Léa était aux anges. Un peintre dans la famille, elle avait de quoi pérorer devant ses copines, ses amis d’écoles. Ses études étaient déjà bien avancées et devant elle s’ouvrait un avenir prometteur. Papa donnait l’impression d’avoir rajeuni de dix ans. Josiane aussi retrouvait une forme de sourire. Elle avait aussi l’air d’être bien dans sa peau. Ainsi allait la vie dans notre petit pays et là-haut sur la « Corotte de Tchotchon », d’autres étés embelliraient nos existences faites de petits bonheurs, et parfois de grands chagrins.

oooOOooo

Assise sur mon banc, à l’ombre, je regarde la gamine jouer. Elle se prénomme Asia. C’est la petite de Léa. Ma filleule est une grande avocate et ne vient plus souvent me rendre visite. Mais lorsqu’elle vient, c’est toujours une fête. Louis est parti, un soir de novembre, juste après les foins. Isabelle qui ne s’en est jamais tout à fait remise n’a guère tardé pour le rejoindre. Dix-neuf mois après, presque jour pour jour. Dans quelques semaines, ce sera le onzième anniversaire de la mort de mon père. Je vais leur rendre visite à tous, au cimetière du village.

Il y a longtemps que je n’ai plus de voiture, celles d’aujourd’hui sont bien trop rapides et ma vue trop mauvaise. Puis il y a le poids des ans. Ceux qui me courbent l’échine et me font trembloter. Reste mon Gustave. Lui je n’ai plus de lui qu’une toile, rangée dans mon grenier. C’est au bord d’un ruisseau qu’un jour les pompiers l’ont ramassé, le cur tout mort. Un joli nu que cette peinture ma foi, celui d’une gamine de trente ans qui posait pour lui. Finalement, il aimait plus faire l’amour que les femmes avec qui il le faisait.

Deux ans après notre mariage, il avait filé à l’anglaise. Par contre dans son atelier, à l’ouverture de son testament, j’ai retrouvé notre tableau : « La diablesse après une partie de fesses ». Personne ne l’a jamais vue sauf MOI ! J’attends calmement le moment où je devrai lâcher la rampe. Je ne suis pas pressée, je vous l’avoue et devant moi, une gamine qui ressemble tant à celle que j’étais, une gosse qui court et me sourit un petite qui écoute mes histoires d’un autre temps avec air un dubitatif celui que l’on a, à l’âge où tous les anciens vous paraissent terriblement vieux.

Sans doute pense-t-elle que je radote.

Fin !

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