Une semaine après l’accident.

Jenny est toujours dans le coma, mais son état s’est sensiblement amélioré et son pronostic vital n’est plus engagé. Elle reste encore fragile, cependant, il n’est plus nécessaire de la maintenir dans l’unité de soins intensifs et elle a donc été transférée dans un autre service, ce qui autorise de venir à son chevet dans une plage horaire plus étendue. Les raisons de se réjouir n’étant pas légion, cela suffit à contenter Florian dont les journées s’articulent autour de ses visites à l’hôpital.

À sa peine et son stress, il faut rajouter la tristesse des autres visiteurs, à commencer par Marion, inconsolable de voir sa grande sur de substitution si mal en point. La jeune femme est très affectée par cet accident, à l’instar de Denise qui, si elle gère ce qu’elle ressent de manière plus mesurée, n’en demeure pas moins profondément touchée.

Mais s’il en est une qui n’a pas mis sa peine sur la plus haute marche du podium, c’est bien Shama. Si elle reste chagrinée par l’état de son amie, son indignation est néanmoins bien plus forte. Contre Fred et son père qui n’ont rien trouvé de plus intelligent que de saquer Florian alors qu’il avait, comme tout le monde, besoin de soutien, et aussi, et surtout, contre cet inconnu qui s’amuse à jouer avec la vie des autres.

Si parfois, Florian y pense aussi, sa colère n’a pas encore droit de cité dans sa tête ; il n’a qu’un souhait, que sa moitié ouvre enfin les yeux.

Plus les jours défilent, plus la chambre de Jenny se remplit de bouquets de fleurs. Au chevet de sa belle, son regard fixé sur son visage et sa main dans la sienne, une petite voix vient briser le silence de la chambre.

 Ça l’aiderait si elle vous entendait parler.

Florian tourne la tête et voit une infirmière, une de celles qui s’occupent souvent de Jenny. Elle s’appelle Magda, c’est un petit bout de femme aux cheveux châtains, plutôt menue et avec un visage très doux, au diapason de sa voix. Elle doit avoir une bonne quarantaine d’années, peut-être même cinquante. Elle regarde Florian avec bienveillance au travers de petites lunettes.

 Euh oui, peut-être, chuchote presque Florian, c’est juste que ça me donne l’impression de parler à une tombe. Déjà qu’elle est entourée de fleurs de tous les côtés, observe-t-il en repoussant un bouquet se trouvant sur une table de chevet.

 Les fleurs apportent un peu de gaieté, vous ne trouvez pas ?

 Mouais le truc, c’est que les fleurs, elle s’en fout un peu.

 Qu’est-ce qu’elle aime, alors ?

En n’importe quelle autre circonstance, il se serait abstenu de donner la réponse qui s’impose à lui à une personne qu’il ne connaît pas, mais là, ce genre de considération ne l’effleure même pas.

 Le sexe, répond-il en esquissant un sourire.

L’infirmière part d’un rire mélodieux.

 Eh bien, si ça ne tenait qu’à moi, vous pourriez décorer la chambre avec des boules de geisha ou des godemichés, mais je doute que cela soit apprécié par la direction de l’hôpital ! dit-elle.

 J’imagine bien, ricane-t-il.

 Bon, mais à part ça, elle aime sans doute autre chose, non ?

 Moi, du moins j’espère, dit-il en posant les yeux sur Jenny.

 Alors il y a au moins une chose qu’elle aime près d’elle.

Magda s’approche de lui.

 Mon mari s’est retrouvé dans la même situation et quand j’étais à son chevet, je ne cessais jamais de lui parler, comme s’il était conscient.

 Il s’est réveillé ?

 Oui. Il m’a dit qu’il avait entendu comme des échos de voix, sans vraiment pouvoir affirmer que c’était la mienne, mais malgré tout, il a entendu quelque chose. Peut-être que c’était ma voix, peut-être pas, mais si c’était à refaire, je recommencerai sans hésiter.

Elle pose une main sur son épaule.

 Ce n’est pas à une pierre tombale que vous parlez, elle est vivante, son cur bat et elle respire, elle est juste profondément endormie. Faites-lui entendre votre voix.

Il regarde l’infirmière et lui sourit timidement. Au fond de lui, ça lui fait du bien d’entrevoir un mince filet d’espoir.

 Merci, lui dit-il.

 Allez, je vous laisse, vous devez avoir pas mal de choses à lui raconter.

Il se retourne vers Jenny et se rapproche. Le plus précautionneusement du monde, il enroule un de ses bras au-dessus de sa tête et met son visage tout près du sien, sa bouche non loin de son oreille. D’une main, il lui caresse délicatement la joue.

 Bon, il paraît qu’il y a des chances pour que tu m’entendes donc me voilà à te parler alors que tu dors. C’est un peu comme un soir où on était couché. Tu m’avais demandé de t’expliquer un truc, je sais plus quoi. Après au moins dix bonnes minutes à parler, je me suis aperçu que tu t’étais endormie et du coup, le lendemain, il a fallu que je recommence tout depuis le début. Et t’avais râlé en plus de ça, tu m’avais même reproché de ne pas t’avoir tenue éveillée !

Il reste silencieux une bonne minute après avoir ricané tout seul à son anecdote.

 Je suis désolé, Jenny, je n’ai pas su te protéger et maintenant, voilà où tu en es. J’aimerais tant pouvoir prendre ta place, je ne supporte pas de te voir comme ça, et je peux encore moins imaginer que tu ne te réveilleras pas. Reviens, mon amour, tu me manques, tu me manques tellement.

Il ne peut retenir ses larmes. Après s’être calmé, il continue de lui chuchoter tout un tas de mots au creux de l’oreille durant de longues minutes, alternant histoires banales et déclarations d’amour enflammées. Son attention est alors attirée par un mouvement perçu du coin de l’il. Il lève la tête et voit Shama qui l’observe en silence, le sourire aux lèvres.

 Oh, Shama, désolé, je ne t’avais pas vu, dit Florian en essuyant ses joues, ça fait longtemps que tu es là ?

 Peu importe, je ne voulais pas te déranger.

Elle s’approche et le prend dans ses bras.

 Comment vas-tu ? lui demande-t-elle.

 On fait aller.

Elle essuie quelques larmes encore présentes sur les joues de son ami.

 Et Jenny ?

 Ben elle dort.

 Je trouve qu’elle a meilleure mine, non ?

 Je sais pas trop, peut-être. Comme je la vois tous les jours, je ne m’en rends pas vraiment compte.

 Et toi, tu tiens le coup ?

 Il faut bien, ce n’est pas moi le plus à plaindre dans l’histoire.

 C’est sûr, mais tu aurais le droit de craquer avec tout ce qui t’es tombé dessus.

 Si je craque maintenant et que le pire reste à venir

 Moi, je suis certaine que le pire est derrière nous !

Ils discutent un bon moment, principalement de Jenny, de son état et de l’avis des médecins.

 Ça te dirait qu’on se fasse un resto ce soir ? finit par proposer Shama.

 Je pense ne pas être la meilleure compagnie qui soit.

 Allez Flo, ça te fera du bien de sortir de ton quotidien morose. Et puis faut que je te parle du boulot.

 Oh, ça, je m’en fous, ronchonne-t-il en levant les yeux au ciel.

 Peut-être, mais je veux quand même te tenir au courant.

 Pourquoi tu ne m’en parles pas maintenant ?

 Je préfère éviter de parler devant Jenny, elle entend peut-être et je suis certaine que ça l’énerverait si elle savait tout ce qu’il se passe en son absence.

Florian rigole.

 Je préfère te voir sourire, en tout cas ! ajoute Shama, bon, on se le fait ce resto ?

 D’accord, tu as raison, ça me changera les idées ! acquiesce-t-il.

 Super !

À l’heure du dîner, ils se rendent dans un petit restaurant situé dans la vieille ville d’Aix-en-Provence.

 Alors, tu voulais me dire quoi ?

 Déjà, ton beau-frère est un con, et ton beau-père, c’est le roi des cons ! s’exclame-t-elle.

 Sois pas trop dur, la situation est compliquée pour eux aussi.

 Et te virer n’a clairement pas facilité les choses !

 Ils s’en sortiront très bien, personne n’est indispensable.

 Je sais bien que personne n’est indispensable, c’est juste une question de principe, c’est tout !

 Fred et son père ne vous mènent pas trop la vie dure ?

 Oh non, on ne les voit quasiment pas. De temps en temps, on entend hurler le père, mais c’est tout. C’est bizarre, parce que j’ai l’impression que c’est lui qui est le plus ennuyé par cette situation, bien plus que son fils.

 Il a mis beaucoup d’argent et si la société coule, il perdra gros.

 Aaaaah, je comprends mieux maintenant !

 Oui.

 Tu crois que toute cette histoire a un rapport avec l’avocat ?

 C’est ce qui me paraît le plus plausible, ça aurait le mérite d’expliquer son comportement lors de la réunion.

 Comment ça ?

 Jenny m’a dit qu’elle l’avait trouvé arrogant, comme s’il était en terrain conquis.

 Le seul moyen d’en avoir le cur net serait de retrouver celui qui a envoyé ce mail.

 Le coupable a pris soin de bien se camoufler.

 Peut-être, mais il y a forcément un moyen de passer outre ! Si seulement Timothé n’était pas si con, je lui aurais bien demandé son aide

 Le connaissant, il aimerait sûrement voir la vidéo, mais je ne suis pas vraiment certain que ce soit une bonne idée.

 C’est clair ! Déjà que toutes les langues de pute de la boite tournent à plein régime, autant éviter de souffler sur les braises ! Tu ne connais personne qui touche sa bille en informatique ?

 Là, comme ça, non, je ne vois pas.

 Je connais des mécanos, des maçons, des serruriers, des sommeliers, des réparateurs en tout genre, mais aucun foutu informaticien ! peste Shama.

 T’en connais du monde, dis donc !

 Disons que je choisis des plans cul utiles ! D’ailleurs, si jamais tu veux que je passe chez toi pour qu’on s’amuse, histoire de te changer un peu plus les idées, c’est avec plaisir ! Je suis certaine que Jenny n’y verrait aucun inconvénient.

 Oh, sans aucun doute, mais j’ai pas vraiment la tête à ça.

 T’es sûr ? Quelque chose me dit qu’à part pour les besoins naturels, ta queue doit pas beaucoup servir !

 Ça ne me travaille pas pour le moment, mais si jamais je change d’avis

 Tu as mon numéro !

 J’ai ton numéro, oui !

Florian fixe Shama avec un petit sourire.

 Pourquoi tu me regardes comme ça ? lui demande-t-elle.

 J’étais en train de repenser à comment tu étais il y a quelques années de ça.

 Oulah et donc ?

 À l’époque, tu étais toute timide et réservée, tu ne parlais pas beaucoup et t’habillais comme une sainte nitouche. Il n’y avait que Jenny qui était persuadée que tu cachais bien ton jeu, et je ne la croyais pas jusqu’à ce fameux jour chez moi.

 Les coquines savent très bien repérer ses consurs ! rigole Shama, et tout ça pour en venir où ?

 En dehors du gros avantage, sexuellement parlant, que ça apporte de te connaître, tu as toujours été là dans les moments les plus difficiles.

 Et ça continuera, tu peux en être certain ! affirme-t-elle en souriant.

 Merci Shama, pour moi et pour elle.

 Pour Jenny, malheureusement, je ne peux pas grand-chose pour l’aider.

 Tu évites à son mec de péter un câble, je suis sûr qu’elle apprécierait !

 Oui, Sans doute ! Bon, t’es sûr que tu ne veux pas accepter mon offre ?

 Je passe mon tour pour ce soir.

 Même pas une petite gâterie ?

 Ça ira, vraiment !

 Comme tu veux. Tu sais où me trouver si tu changes d’avis, dit-elle en lui lançant un clin d’il.

Les deux amis continuent un peu à discuter puis ils rentrent chacun de leurs côtés.

Au-delà du bien que lui a fait cette sympathique soirée, Shama a aussi planté une petite graine dans l’esprit de Florian. Elle commence à germer dès le moment où il se couche et qu’il se met à cogiter, comme tous les soirs depuis quelque temps. Il pense toujours à Jenny, mais un autre sujet s’enracine en lui.

Son amie a raison, tout est parti de ce mail et ça ne va pas s’arrêter d’un coup de baguette magique. L’objectif de ce corbeau ne consistait pas à envoyer Jenny à l’hôpital, juste lui mettre la pression pour déstabiliser son entreprise. Si la conséquence fut désastreuse, ce n’était cependant pas le but recherché. Non, ce but-là, il est toujours d’actualité, peu importe que Jenny soit à l’hôpital. Au contraire même, car si son maître chanteur l’apprend, ça risque de précipiter le destin de JFD Comm’. Il n’aura même pas besoin de mettre sa menace à exécution, il va juste attendre que le fruit soit mûr pour le cueillir, et celui-ci commence déjà à prendre de belles couleurs.

Jean-Pierre Dutellier ne se risquera pas à perdre tout l’argent investi dans la société de ses enfants, même s’il sait qu’il a probablement déjà fait le deuil d’une partie, mais au moins, il peut ne pas tout perdre dans l’affaire.

Alors qu’il pataugeait dans sa tristesse, Florian est bien décidé à prendre le taureau par les cornes. S’il reste apathique, il est certain que lorsque Jenny se réveillera SI elle se réveille , ce soit dans une réalité où sa société n’existe plus ou, tout du moins, ne lui appartient plus.

Après tous les sacrifices, le temps et l’énergie qu’elle a pu y consacrer, si elle perdait tout de cette manière, ça lui porterait un coup monstrueux, bien plus dévastateur que toutes les blessures qu’a pu lui causer son accident. Les traumatismes physiques se résorbent souvent bien mieux que les blessures psychologiques.

Pour éviter d’en arriver là, il est nécessaire de prendre les choses dans l’ordre : comme l’a dit Shama, il faut, en premier lieu, savoir qui se cache derrière cette adresse mail inconnue. Pour ça, Florian a besoin d’une personne qui réunisse deux caractéristiques : confiance, car celle-ci devra forcément voir la vidéo, et connaissance en informatique.

Il pense aux forums peuplés de geek, sur internet, mais il balaye rapidement cette idée. S’il trouvera toute la compétence nécessaire, il ne sait pas à qui il s’adresse donc niveau confiance, le compte n’y est pas. Inutile de prendre le risque de propager cette vidéo plus qu’elle ne doit potentiellement déjà l’être.

Demander à Nathan ? Côté confiance, c’est le top, mais il est plus orienté vers le monde vidéoludique. Et puis Florian n’a pas non plus envie d’impliquer le jeune homme et, par extension, Marion.

Soudain, une ampoule s’éclaire dans sa tête, tout comme celle de la lampe posée sur la petite table de chevet à côté du lit, qu’il a allumé par réflexe. Assis sur le matelas avec les yeux grands ouverts, il voit dans sa tête, juste à côté de l’ampoule qui brille de mille feux, le visage de celle qui pourrait l’aider. Le conditionnel reste de rigueur, car ce projet est hautement explosif.

Et c’est bien sûr le visage de Typhaine, avec sa belle chevelure de feu, qui flotte dans son esprit. La rouquine bosse dans la sécurité informatique, donc tracer l’origine d’un mail ne doit être qu’une formalité pour elle. Il est aussi certain qu’elle est connaît l’histoire et qu’elle a déjà vu la vidéo, peut-être même a-t-elle devancé Florian et retrouvé l’origine du message. Si ce n’est pas le cas, comment peut-il être sûr qu’elle ne va pas informer son mari ou son beau-père de son projet ? Tant pis, c’est un risque à prendre.

Non seulement, le temps est un luxe qu’il ne peut plus se permettre de laisser filer, mais Typhaine est la personne la plus idéalement placée pour l’aider. Et surtout la seule.

Dès le lendemain matin, il prend la direction du boulot de Typhaine. Arrivé sur le parking, il se gare et s’approche de l’entrée de l’imposant bâtiment. Il rentre de suite dans le bain en voyant sa cible, à l’accueil, en train de discuter.

Il s’arrête quelques instants, juste le temps de laisser un frisson parcourir son corps. Typhaine a une place à part pour lui, comme Jenny, mais dans un autre registre cependant. Dès l’instant où il l’a vu pour la première fois, il a senti qu’il aurait toujours beaucoup de difficultés à contrôler ses émotions en sa présence. Florian sait qu’il ne devrait pas ressentir ça pour Typhaine, encore plus quand on connaît l’inimitié qu’il peut y avoir entre sa compagne et elle, mais c’est plus fort que lui.

« Allez Flo, c’est pour Jenny que tu es là ! », se dit-il à lui-même après avoir soufflé un grand coup.

Il continue son chemin et entre dans le bâtiment. Concentrée sur sa discussion, Typhaine ne l’a pas encore vu.

 Bonjour monsieur, puis-je vous aider ? demande l’hôtesse d’accueil.

Florian ne prend pas la peine de lui répondre, ni même de la considérer, il garde ses yeux posés sur Typhaine et c’est ce moment-là qu’elle choisit pour jeter un il dans sa direction. Dès qu’elle le reconnaît, c’est tout son corps qui se tourne vers lui et les lèvres de sa bouche s’étirent de façon interminable.

 Florian ! Ça alors, quelle bonne surprise ! dit-elle en s’approchant de lui.

Elle le salue d’une bise et un nouveau frisson le sillonne.

 Bonjour, Typhaine. J’aurais besoin de te parler, si c’est possible, bien sûr.

Un étonnement fugace traverse le visage de la rouquine.

 Mais bien sûr, répond-elle sans se départir de son sourire, laisse-moi juste deux petites minutes.

 Sans problème, prends ton temps.

Typhaine se retourne de nouveau vers son interlocuteur pendant que Florian continue de la détailler discrètement. Son corps est enveloppé dans une petite robe blanche barrée de rayures bleues ; c’est un vêtement plutôt banal, mais sur elle, il prend des allures de fringue de grand couturier. Si beaucoup de femmes choisissent scrupuleusement quoi porter pour être la plus belle, Typhaine pourrait se vêtir de n’importe quelle guenille qu’elle en serait toujours aussi désirable.

Après quelques instants, elle revient à lui et l’invite à la suivre. Une fois dans l’ascenseur, Florian préfère garder les yeux cloués sur l’afficheur digital où défilent les étages.

 Comment va Jenny ? demande Typhaine, brisant un silence qui commençait à devenir pesant.

 Elle est toujours dans le coma, mais son état est stable, répond-il sans détourner son regard.

 C’est déjà une bonne chose.

 Oui.

Florian attend avec impatience que les portes de l’ascenseur s’ouvrent, car la légère odeur sucrée et terriblement aguicheuse de sa voisine commence à remplir le petit espace clos. Heureusement, ils arrivent rapidement à destination.

Florian suit Typhaine en s’obligeant à ne pas dévier son attention sur l’arrière-train qui se balance devant lui. Il reste stoïque jusqu’à apercevoir Clotilde, la secrétaire, qui lance une illade à sa patronne avant de croiser le regard de Florian, qu’elle salue d’un signe de tête et d’un sourire espiègle.

Une fois dans le bureau, Typhaine prend une demi-bouteille d’eau pétillante dans un petit frigo encastré dans un meuble.

 Quelque chose à boire ? propose-t-elle.

 Non merci, ça ira.

Elle va s’installer dans son fauteuil et invite Florian à prendre un des sièges présents.

 Alors, que me vaut cette visite ? lui demande-t-elle après avoir bu une gorgée d’eau.

 J’ai besoin de ton aide.

 Mon aide ? dit-elle en ouvrant de grands yeux.

 Oui, je souhaiterais connaître l’origine du mail qui a été envoyé à Jenny. Vu tes compétences, ce doit être dans tes cordes.

 Eh bien oui, c’est quelque chose qui est possible, en effet. Pourquoi veux-tu savoir ça ?

 Pour connaître l’identité de l’auteur du message ou, tout du moins, savoir où il se cache.

 Et si je réussis, à quoi te servira cette information ?

 À mettre la main sur la personne en question et stopper son chantage.

Typhaine pousse un sifflement.

 Dis donc, on dirait le pitch d’un thriller ! Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu veux te lancer dans une telle aventure.

 Pour aider Jenny.

 Elle est dans le coma, je ne vois pas en quoi ça l’aiderait.

 Pour ça, en rien, je te l’accorde, mais je peux éviter que sa société ne lui soit volée pendant qu’elle ne peut l’empêcher.

 Je vois. Et comment comptes-tu t’y prendre ?

 Je l’ignore encore. Pour commencer, je dois déjà savoir où chercher.

Elle regarde Florian avec un air intrigué.

 Pourquoi j’accepterais de t’aider ? lui demande-t-elle soudain.

Cette question étonne Florian car pour lui, la réponse tombe sous le sens.

 Jenny est quand même ta belle-sur !

 Une belle-sur qui ne me supporte pas. Elle m’a même traité de garce, des fois que je n’ai pas bien compris, mais ça, tu le sais déjà vu que tu étais présent.

 Ce n’est rien en comparaison des autres mots qu’elle aurait pu choisir, et puis on peut dire que tu l’as bien cherché, non ?

 Question de point de vue. En tous les cas, qu’on soit de la même famille n’est pas une raison valable pour moi.

 Peut-être par culpabilité, alors.

 Et je dois m’en vouloir de quoi ?

 Cette vidéo date du moment où Fred l’a mise à pied à cause des photos que TU as participé à divulguer par le biais de Julien.

 Mais je ne suis pas responsable de cette vidéo, tout comme ce n’est pas moi qui ai envoyé sa voiture dans le décor.

La discussion traîne en longueur et ça commence à agacer Florian.

 Écoute, je n’ai pas du tout envie de jouer, le temps presse et j’ai vraiment besoin de cette info. Comme j’ai bien compris que rendre service à Jenny ne t’enchantait pas, si ce n’est pas pour elle, alors fais-le pour moi, s’il te plaît !

 Voilà autre chose, pour toi !

 Je ne t’ai pas traité de garce ni d’aucun autre mot de ce genre, si je ne m’abuse.

 Certes, mais quand tu es venu ici même, il y a quelque temps de ça, tu es parti en me laissant les cuisses écartées et à deux doigts de la jouissance. C’était très désagréable et quand j’y repense, j’aurais sûrement préféré que tu m’insultes.

Le souvenir de ce moment est toujours très vivace dans son esprit, tout comme la montagne de motivation développée pour s’arrêter alors que son sexe forçait la barrière de son sous-vêtement. Typhaine est très joueuse et contrairement à lui, elle ne semble pas du tout pressée d’accéder à sa requête. C’est la fameuse loi de l’offre et de la demande, elle sait très bien que s’il est venu à elle, c’est qu’il n’avait pas le choix, donc elle est sa seule carte, ce dont elle compte bien profiter.

Il ne peut revenir dans le passé pour lui offrir cette jouissance, mais il peut la compenser maintenant, même si ça ne serait clairement pas raisonnable par rapport à Jenny.

Il lui envoie ses excuses par la pensée.

 Bon, j’ai compris.

Il se lève et envoie valser son pantalon et son boxer à ses chevilles ; la rouquine est décontenancée, elle ne s’y attendait pas du tout.

 Allez, viens là ! s’exclame-t-il.

Son étonnement dissipé, Typhaine sourit.

 Allez ! insiste-t-il, je te donne l’orgasme que je t’ai volé l’autre fois, comme ça, on est quitte !

Soudain, la porte du bureau s’ouvre, mais malgré ça, Florian ne bouge pas d’un pouce.

 Typhaine, faudrait que tu OH ! s’écrie la secrétaire en voyant la scène, je crois que je tombe mal !

Typhaine décale la tête sur le côté pour regarder Clotilde.

 Non non, Clotilde, c’est bon. Qu’est-ce qu’il y a ?

 J’ai besoin que tu me signes deux trois trucs, mais je peux repasser plus tard.

 Ça ira, tu peux venir.

Clotilde rejoint Typhaine et lui tend un petit classeur en détaillant avec soin le corps à demi nu sous ses yeux.

 Ben, il n’a pas l’air très en forme, on dirait, lance-t-elle, le regard posé sur la queue dépressive.

Même si, en général, la présence de Typhaine suffit à provoquer un afflux de sang dans ses corps caverneux, le stress de la situation, ajouté aux remords par rapport à Jenny, suffit à maintenir son fidèle soldat au repos.

 Il a juste besoin d’un petit coup de pouce, rien de plus, dit Typhaine en paraphant quelques documents.

 Si jamais tu as besoin d’aide, n’hésite pas !

 C’est bon, je crois que je vais m’en sortir, merci Clotilde ! répond-elle en lui rendant le classeur.

La secrétaire pousse un petit gloussement et part sans lâcher Florian des yeux.

Une fois la porte refermée, Typhaine soupire en scannant le corps face à elle. Après une poignée de secondes, elle se lève et vient se planter devant Florian. Les yeux de la rouquine sont redoutables, surtout quand ils dégagent l’intensité qu’ils ont à ce moment-là.

D’un geste soigneux, elle enroule ses doigts autour du paquet et le masse délicatement. Bizarrement, il semble que le million et demi de choses qui peuplent l’esprit de Florian parvient à juguler toute velléité d’accouplement. Néanmoins, nul doute que lorsque Typhaine décidera de passer la vitesse supérieure, le cerveau du haut cédera rapidement le relais à celui du bas.

Mais après à peine quelques secondes, elle retire sa main et pousse un bref soupir d’exaspération.

 Inutile, dit-elle.

Elle laisse ses yeux enfoncés dans ceux de Florian pendant quelques instants puis elle se dirige vers une grande table, situé le long d’un des murs de la vaste pièce. Elle s’assoit devant l’un des nombreux écrans présents. Florian ne comprend pas cette soudaine volte-face.

 Bon, tu me donnes le mail de Jenny ? finit-elle par lui demander.

Passé un court instant d’étonnement, il lui donne l’adresse.

 Et rhabille-toi, s’il te plaît. Si quelqu’un d’autre que Clotilde entre, t’auras l’air malin avec la bite à l’air, dit-elle, les yeux rivés sur son écran.

 Euh oui oui.

 Tu connais son mot de passe ou bien je dois pirater sa boite mail ?

Il lui donne le mot de passe et se place près d’elle.

Typhaine pianote rapidement sur le clavier, ses doigts volettent au-dessus des touches, les frappant avec juste assez de force pour qu’elles s’activent dans un cliquetis à peine perceptible.

 Alors, où es-tu, mon mignon ? lance-t-elle avec un petit sourire.

Florian observe du coin de l’il le visage concentré de Typhaine, ses yeux virevoltent de droite à gauche derrière les verres de petites lunettes où se reflète la lumière du moniteur.

 Ahah, je te tiens ! s’exclame-t-elle soudain, après quelques instants de pianotage intensif.

 Alors ? demande Florian en se penchant vers l’écran.

 If you’re goiiiiiing to Saaaaaan Fraaaaaanciscooooo, chantonne-t-elle.

Florian la dévisage en fronçant les sourcils.

 Quoi ? Tu connais pas tes classiques ? l’interroge-t-elle en remarquant son air ahuri.

 Hein ? Quel classique ? De quoi tu parles ?

Typhaine lance un soupir de dépit.

 Rien, laisse tomber. Il est à San Francisco, marmonne-t-elle.

 Ben t’as qu’à me dire ça au lieu de pousser la chansonnette !

Florian note, au passage, qu’elle a un très joli timbre de voix.

 Et tu as un nom ou une adresse ? ajoute-t-il.

 Pas de nom, et pour l’adresse, rien de précis, juste une avenue, mais c’est amplement suffisant.

Elle récupère les infos dont elle dispose et les rentre dans Google Maps.

 Voilà, c’est une avenue bordée de buildings, du standard pour un quartier d’affaires.

 Jenny m’avait dit que l’investisseur était de Californie, mais elle ne m’avait pas parlé de San Francisco précisément.

 T’as pas son nom ?

 Non, juste celui de son avocat.

 Balance.

 Euuuh Burns, Nick Burns, je crois.

Typhaine tape le nom dans un moteur de recherche.

 Ah, voilà ! Il y a un « Nick Burns » qui est avocat à San Francisco. Apparemment, il fait partie d’un grand cabinet qui se trouve justement dans un immeuble situé sur l’avenue que j’ai trouvé en traçant le mail, donc je pense que ça doit être ça.

 Super ! Tu peux me noter l’adresse, s’il te plaît ?

Typhaine griffonne sur un post-it et le tend à Florian.

 Génial, merci beaucoup !

 Mais de rien. C’est quoi le programme, maintenant ?

Florian regarde le bout de papier en réfléchissant.

 Je dois aller là-bas, je n’ai pas d’autres choix.

 Et après ?

 Je sais pas, je verrais sur place, répond-il en enfournant le papier dans sa poche, merci encore pour ton aide.

Typhaine lui sourit et Florian s’en va.

Une fois seule, elle reste un long moment à réfléchir, assise à son bureau. Elle ne s’attendait pas à la visite de Florian et encore moins à ce qu’il lui a demandé. C’est la seule personne qui, concrètement, tente de trouver une solution pour régler ce problème. Fred et son père ne sont obnubilés que par le sort de la société d’un point de vue pécuniaire, ils ne pensent qu’aux pertes financières que cette histoire pourrait engendrer. À demi-mots, elle a déjà proposé à son mari de tracer le mail, mais il a décliné l’offre.

Florian se moque totalement de l’argent, il pense à Jenny avant tout ; voilà une preuve d’amour peu habituelle pour elle. Et qu’on ne lui parle pas de la petite mise en scène de Fred pour qu’elle accepte de faire un autre enfant, aucune preuve d’amour là-dedans, simplement de l’hypocrisie, rien de plus.

Elle est tirée de ses pensées par la porte de son bureau qui s’entrebâille et la tête de Clotilde qui apparaît.

 Déjà terminé ? Ça a été rapide !

 Il ne s’est rien passé, répond Typhaine.

 Encore ?!? Mais c’est pas possible, il est impuissant ou quoi ?

 Non, j’ai préféré ne pas aller plus loin, c’est tout.

 Mais pourquoi ?

 Le moment ne s’y prêtait pas.

Surprise, Clotilde va s’asseoir en face d’elle.

 J’ai déjà trouvé étonnant de te voir dans la même pièce qu’un homme nu qui ne bande pas, mais si on rajoute à ça ton refus d’en faire ton casse-croûte, j’ai l’impression d’être dans la quatrième dimension !

Typhaine ricane.

 Qu’est-ce qu’il te voulait ? demande la secrétaire.

 Que je l’aide.

 À quoi ?

 À c’est pas important, esquive Typhaine.

 Donc, si j’ai bien compris, il a voulu te payer en nature en échange de ton aide, c’est ça ?

 Oui.

 Et tu as refusé.

 Et j’ai refusé.

 Je croyais que tu avais aimé quand il t’avait sauté chez toi, tu m’avais même dit que tu voulais recommencer.

 C’est le cas, mais pas là, pas comme ça.

 Bordel, mais qu’est-ce que ce mec a de si spécial pour que tu en fasses un tel cas de conscience ?

Typhaine reste silencieuse quelques secondes.

 C’est un mec bien, finit-elle par répondre, et il avait vraiment besoin de mon aide, c’était important pour lui.

 Ça n’explique pas ton refus. Il était à poil et tu n’avais plus qu’à lancer la machine !

 Je sais, mais c’est comme ça, dit-elle en haussant les épaules.

 T’es devenue frigide ! s’exclame Clotilde d’un air choqué.

La rouquine éclate de rire.

 Que t’es bête, ma pauvre !

 La Typhaine que je connais n’aurait jamais zappé une si belle occasion !

 Eh bien, peut-être ne me connais-tu pas tant que ça.

Et pourtant, Clotilde connaît bien sa patronne.

Lorsque la précédente secrétaire est partie, Typhaine a expressément demandé de pouvoir choisir personnellement sa remplaçante. Elle n’avait pas vraiment une idée arrêtée sur son profil, mais elle savait ce qu’elle ne voulait pas. Elle a vu défiler pléthore de candidates, toutes plus compétentes les unes que les autres, mais auxquelles il manquait quelque chose. Entre celles qui semblaient intimidées et d’autres qui restaient impassibles, elle commençait à désespérer.

Jusqu’au jour où une brunette d’une vingtaine d’années débarqua dans son bureau. 1m65, coupe au carré, lèvres pulpeuses et petit air espiègle et avenant renforcé par un regard profond. Typhaine a rapidement été séduite, au sens propre comme au figuré ; l’entretien dura cinq minutes montre en main et elle parapha son contrat dans la foulée. Depuis, au-delà des petits moments de plaisir charnels qui leur arrivent de s’offrir, Clotilde est aussi devenue la confidente de Typhaine, celle en qui elle a toute confiance et à qui elle confie ses secrets les plus intimes.

Typhaine finit sa journée et rentre chez elle.

Le temps, pourtant pas si lointain, où son mari l’avait accueilli à grand renfort de baisers et de mots doux, est déjà révolu. Depuis l’accident de Jenny, quand il n’est pas au bureau, Fred reste cloîtré dans sa pièce de travail à se prendre la tête avec la crise qui secoue sa société.

Même Ludivine, envers qui il n’est généralement pas avare de câlins et d’attentions, est au régime sec. Quand la petite fille n’est pas chez ses grands-parents, c’est la nounou qui est mise à contribution et ces derniers jours, elle cumule les heures supplémentaires.

Typhaine monte à l’étage et trouve Fred avachi sur une chaise, sa tête reposant dans une de ses mains.

 Salut, lance-t-elle en s’asseyant sur le bord du bureau.

 ’lut, marmonne Fred.

 Ludivine est chez tes parents ?

 Oui, elle dort chez eux cette nuit.

 J’aurais quand même aimé être au courant avant que ça ne se décide ! maugrée-t-elle.

 Ma mère a insisté, elle dit que ça lui fait du bien de l’avoir avec elle, ça lui occupe l’esprit.

Typhaine se mord la langue, histoire d’éviter de balancer des méchancetés ; comme si sa fille était une balle antistress !

 Vous en êtes où avec cette histoire de mail ? demande-t-elle, une pointe d’agacement dans la voix.

 Mon père essaie d’activer ses réseaux, mais il ne connaît pas des masses de monde dans le domaine de la comm’. Et puis comme il ne veut pas trop en dire, ça facilite encore moins les choses.

Une nouvelle fois, Typhaine lui propose son aide.

 Tu ne veux vraiment pas que je jette un il à ce mail ? Je suis certaine d’arriver à trouver d’où il vient.

 Non non non non non, c’est bon, on ne va pas commencer à jouer aux agents secrets !

 Pourtant, si vous saviez qui est derrière tout ça, vous pourriez directement aller le voir.

 Bah voyons ! On n’est pas dans un film hein, c’est la vraie vie là ! Si on prend ce chemin, la vidéo se retrouvera chez nos clients !

 Et si vous ne faites rien, il arrivera la même chose. Il y aura un effet de surprise si vous débarquez, ils ne s’y attendent sans doute pas ! Puis si ça se trouve, c’est juste des petits plaisantins, rien de plus.

 Oh putain, ne commence pas à me prendre la tête ! Entre mon père qui hurle à longueur de journée, la société à gérer comme je peux et l’autre casse-couille de Shama qui me tanne pour que je réintègre Florian, ne t’y mets pas toi aussi, s’il te plaît !

 Et c’est prévu ?

 De quoi.

 Réintégrer Florian.

 Ça, c’est clairement pas le sujet pour l’instant !

 Surtout qu’il n’y est pour rien.

 Il n’y est pour rien, il n’y est pour rien, marmonne-t-il, moi qui pensais qu’il arriverait à contrôler les pulsions malsaines de ma sur, au final, on dirait qu’il est pire qu’elle !

 Pulsions malsaines mais bordel, c’est une tradition familiale de juger les envies sexuelles des autres ? Si Jenny aime prendre des photos osées ou faire des partouzes, c’est quand même son droit ! Le fautif, c’est pas elle, ni Florian, mais plutôt celui qui veut vous arnaquer !

 Si au moins elle était plus discrète, je dis pas Et puis quelle idée d’être filmée ! Elle comptait peut-être montrer les vidéos de ses exploits à ses futurs enfants, dit-il, goguenard.

Typhaine ricane.

 Tu sais bien que de nos jours, la discrétion est devenue une notion très abstraite, lance-t-elle en fixant Fred.

Il la regarde à son tour.

 Pourquoi tu dis ça ?

 Pour rien, c’est bon, élude-t-elle, donc rien de prévu, que ce soit pour Florian ou pour la boite ?

 Occupe-toi de tes anti-virus, souffle-t-il en se remettant à fixer son écran.

Typhaine hoche la tête en signe de dépit.

Elle est affligée par le comportement de son mari, tout comme par celui de son beau-père, même si pour ce dernier, elle est moins étonnée. Florian n’a aucune aide à attendre d’eux, il devra donc se débrouiller seul.

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