L’érotisme réside dans la possibilité d’un geste, d’une situation. Même si on sait l’exprimer par des mots ou des images, il appartient au domaine du rêve ou de l’inconscient et ses représentations évoluent avec les âges et les modes de vie. A une époque où le simple fait, pour une femme, de regarder un homme dans les yeux, était considéré comme un signe de dépravation impardonnable, pour cette même femme, imaginer l’homme en question en train de toucher sa main de ses doigts, ou de poser ses lèvres sur sa joue était une évocation d’un érotisme extrême qui restait, dans la grande majorité des cas, irréalisable et inexprimée, alors, plus que cela??. !!
C’est à ce niveau de l’échelle des valeurs de l’érotisme que se situe le récit qui suit, il retrace, le plus fidèlement possible, la vie d’une femme née à la fin du dix neuvième siècle.
*********************************************************
Lyon, fin du mois de juin mille neuf cent deux, à six heures du matin, dans l’une des chambres de la plus grosse maison bourgeoise des quais de Saône, aux pieds de la colline de Fourvière dominée par la basilique. Nous sommes chez monsieur et madame Maximilien Péricard.
Monsieur entre, en chemise de nuit, dans les appartements de son épouse, par la porte reliant leurs deux chambres. Il s’approche, d’un pas décidé, du lit ou dort encore profondément la jeune femme et, afin de la réveiller, lui secoue une épaule sans grand ménagement.
-’ Edmée, voulez vous vous mettre en situation de me recevoir, je vous prie !’
Edmée émerge brusquement du sommeil dont elle est tirée sans plus d’égard et regarde, encore endormie, cette silhouette qui se découpe dans la lueur du jour naissant. Elle réalise que Maximilien est là pour ’l’honorer’ et tenter ainsi, une fois encore, de la mettre enceinte. Ce contact lui répugne, elle va encore souffrir et devra prendre des bains pour faire s’estomper la douleur. Docile cependant, d’ailleurs, a t elle le choix ? Elle s’allonge sur le dos, remonte sa chemise jusqu’au nombril, écarte largement les jambes, tourne son visage sur le côté et ferme les yeux en attendant que ce viol, béni par les hommes et l’église, se termine.
Comme à chaque fois, elle doit patienter ainsi un long moment, le bas de son ventre dénudé, exposé au regard de son époux, attendant qu’il atteigne la disposition propice à cet acte. Puis, selon le rituel bien établi, elle sent le corps de Maximilien s’allonger sur elle et son gourdin entrer en elle avec difficultés, lui provoquant des douleurs presque insupportables. Comme à l’habitude, cette pénétration dure un temps qui lui paraît interminable, elle sent le poids de Maximilien lui comprimer l’abdomen et la poitrine, elle sent l’air chaud de son souffle haletant sur son cou. Les larmes coulent lentement des yeux d’Edmée, alors que des gouttes de sueur tombent du front de Maximilien et viennent s’écraser sur la joue et les cheveux de la jeune femme, tandis qu’il se démène de plus en plus vite dans son corps,.
Elle se demande, une fois de plus, de quoi dieu veut-il bien la punir, pour accepter qu’elle soit martyrisée de la sorte, encore et encore. La fin de son calvaire arrive enfin, elle sent de petites secousses animer celui qui la supplicie sans le savoir. L’homme qui lui écrase à présent le corps est parcouru de quelques soubresauts, sa respiration devient haletante, elle sent qu’il est en train de la remplir de sa semence?. Maximilien se relève et, sans un regard ni un mot pour Edmée dans le corps de laquelle il vient de s’épancher, retourne dans sa chambre ou il fait ses ablutions matinales et s’habille avant de se rendre dans ses bureaux.
Edmée, comme après chaque assaut de son époux, se sens salie, avilie, méprisée, elle éclate en sanglots. Elle rabaisse sa chemise pour cacher cette partie de son corps qui ne lui a valu que souffrances, violences, humiliations depuis de très nombreuses années. Elle attend que les douleurs provoquées par cette nouvelle saillie se calment un peu avant d’appeler Amélie, sa servante, pour qu’elle lui prépare un bain bouillant. Dans ces moments de souffrances physique et morale, Edmée hait de toutes ses forces, cet homme dont le comportement égoïste, bestial et rustre, qu’elle ne lui connaît que dans cette circonstance, tranche tant avec son comportement habituel, poli et courtois.
Lui, Maximilien Péricard, vient de fêter ses quarante trois ans. Propriétaire d’une filature et de l’une des plus grosses soieries de Lyon dont il a hérité de l’un de ses oncles voilà une dizaine d’années, est également armateur d’une très prospère flottille de chalands, navigant sur le Rhône et la Saône.
Vigneron d’origine, il est issu de la paysannerie beaujolaise, mais son sens des affaires et son opportunisme judicieux servis par un charisme incontestable, font qu’il possède, à ce jour, une fortune colossale dont il ne connaît même pas l’importance, d’ailleurs il s’en moque. Sa notoriété pécuniaire, qu’il considère, à juste titre, comme la logique récompense d’un travail effréné, mais dont il ne tire aucune vanité, le rend incontournable financièrement, donc politiquement. Cela lui vaut le respect des notables et des aristocrates de la région, pourtant mieux nés, mais largement moins fortunés et habiles que lui.
C’est, malgré son dirigisme autoritaire, son impatience en toute chose et son anticonformisme patent, quelqu’un de foncièrement équitable, qui n’a pas renié ni oublié ses origines modestes et qui sait reconnaître et récompenser, selon ses propres valeurs, les mérites de ceux qui l’entourent.
Elle, Edmée Péricard, née Désarmeaux, est âgée de presque vingt-quatre ans. C’est une ancienne employée de la filature Péricard.
Orpheline, elle était fille unique d’un couple de petits bourgeois de la campagne bressane. A la suite du décès de son père puis de sa mère, elle fut ’élevée’ par des cousins, paysans d’un petit village de la dombe, dénués de tout sens moral et sans le moindre scrupule ni sentiment humain. Après six années de calvaire, âgée d’environ dix huit ans, elle fut envoyée à Lyon, pour rapporter, par son travail dans l’une des nombreuses manufactures de la ville, l’argent devant permettre de faire bouillir un peu mieux la marmite de ses ’tuteurs’ bressans.
Lyon, le mois de juin mille neuf cent trois, exactement un an plus tard, à dix heures du matin, toujours dans l’hôtel particulier des Péricard :
Maximilien n’est pas allé travailler, il rentre dans le salon où se trouve sa femme et, après l’avoir brièvement saluée, lui demande assez brutalement :
-’Edmée, vous trouvez vous enceinte ?
-’Hélas ! Point encore?? !’ Répond la jeune femme en baissant la tête, l’air contrit.
Il arpente la pièce de long en large, la mine grave et préoccupée des mauvais jours. Il est très contrarié, cela se devine aisément au geste brusque et répété avec lequel il sort et rentre sa montre de son gousset. Il s’arrête face à son épouse et entame un long et solennel monologue :
-’ Edmée, Nous voici arrivés à un stade de notre vie ou l’on peut dire que tout est consommé entre nous. Nous ne pouvons pas, décemment, continuer à nous mal supporter de la sorte. Voilà bientôt cinq ans que je vous ai épousée et, malgré mon empressement assidu à votre égard, vous n’êtes toujours point capable de me donner l’héritier dont je rêve, et dont j’ai grand besoin pour me succéder aux commandes de mes affaires.
Je vais donc vous faire une révélation : Devant l’insuccès de ma prestation d’époux auprès de vous, j’ai décidé, il y a quelques mois, d’honorer en secret la veuve Bazin que vous connaissez bien et avec laquelle j’ai quelques affinités. Ce faisant, je désirais vérifier si notre stérilité de couple pouvait m’être imputable. Elodie Bazin se trouve aujourd’hui enceinte de mes ?uvres. Bien que seul dieu sait quelle est la cause de votre stérilité, vous et moi allons nous quitter afin que je puisse l’épouser à votre place et élever, chez moi, l’enfant qu’elle va me donner et que la nature vous a mise dans l’incapacité de concevoir.
Je vous enverrais, ce tantôt, maître Favre, mon notaire, afin de régulariser, légalement, notre séparation. Vous devrez avoir quitté cette maison dès vendredi dix neuf, ce qui vous laisse dix jours entiers pour prendre vos dispositions. J’ai chargé maître Favre de vous verser une rente devant vous permettre de subvenir aisément à vos besoins jusqu’à la fin de votre vie. De plus, en témoignage de reconnaissance pour les excellentes qualités de maîtresse de maison dont vous avez fait preuve, ainsi que du soin zélé que vous avez apporté à mon bien être, durant ces années passées auprès de moi, je vous fais don du domaine d’Ambérieu ainsi que de toutes ses dépendances, terres et fermes. Les fermages vous constitueront un revenu supplémentaire plus que confortable. Vous pourrez donc couler des jours paisibles, en ces lieux proches de vos racines. Madame, avez vous quelque remarque à formuler ? ’
— ’ Je ferais selon votre bon vouloir, monsieur, comme il en a toujours été. ’ Répondit Edmée, essayant de cacher de son mieux le sentiment que lui procure cette décision.
-’ Soit ! Ceci était donc notre dernière entrevue, je ne désire pas que nous nous revoyons avant votre départ. Je vous souhaite de continuer une vie sereine, avec ou sans nouveau compagnon, selon votre convenance. Que dieu vous garde ! Adieu Edmée !’
Maximilien Péricard sort rapidement du salon dans lequel il vient de mettre un terme irrévocable à presque cinq années d’une union, malheureusement stérile, avec Edmée, qui n’a surtout pas souhaité argumenter en quoi que ce soit pour le faire revenir sur sa décision.
Il fait chaud en ce début de mois de juin, une moiteur orageuse, éprouvante, le ciel est sombre, quelques grosses gouttes de pluie éparses s’écrasent sur les toits alentours avec un bruit de xylophone. A la suite de la révélation que vient de lui faire son époux, le c?ur d’Edmée s’est mit à battre très fort dans sa poitrine, elle en a presque des vapeurs. Elle est, cependant, très surprise du nouveau choix de Maximilien et stupéfaite qu’il n’ait pas eu connaissance des rumeurs concernant la vie, parfois dissolue, menée par celle qu’il a choisi pour prendre sa place. Cette conclusion subite et rapide apportée par Maximilien à ses années de vie de femme mariée respectueuse la surprend mais la comble. La seule véritable ombre au tableau réside dans le fait que, celui qui, dans quelques heures ne sera plus son époux, porte déjà une profusion de cornes dont sa future épouse l’a déjà coiffé ! Cette idée l’attriste, il ne le mérite certes pas.
La possibilité que l’enfant que cette femme porte en elle soit de Maximilien lui semble fort improbable. Elle connaît effectivement très bien la jeune veuve, elle a, il y a quelques mois encore, reçu des confidences de sa part. La très riche et jolie jeune femme lui a fait comprendre, avec force détails scabreux, que les amants, mariés ou non, ne lui font point défaut et qu’elle a fort à faire pour tous les satisfaire avec la discrétion requise. Cette révélation a provoqué un sentiment de malaise dans l’esprit d’Edmée. Comment cette femme pouvait elle éprouver le moindre plaisir dans ce qu’elle a, elle, toujours ressenti comme une agression douloureuse et quasiment insupportable ?
Quoi qu’il en soit, son sort est désormais scellé, il sera officialisé par un notaire dans un peu plus de deux heures. Parmi ses toutes nouvelles urgences, sa priorité absolue est de quitter, au plus vite, cette demeure où elle fut plus malheureuse qu’elle n’aurait pu l’imaginer le jour ou elle avait accepté son union avec Maximilien.
Elle sonne Emilie, sa servante, qui arrive aussitôt.
-’ Madame m’a sonnée ?’
-’Oui petite Emilie ! Dit-elle à la jeune soubrette. Aujourd’hui est une date qui marque un changement capital dans ma vie, va préparer mes affaires, toutes mes affaires ! Fais toi aider par qui tu voudras, mais ce soir, quelle que soit l’heure, toutes mes malles doivent absolument être remplies et bouclées. Demain matin aux aurores, je partirais définitivement de cette maison. Tu diras au majordome de faire venir immédiatement un cocher avec une charrette couverte, qui devra emmener mes bagages, immédiatement après que la dernière malle aura été chargée, jusqu’à notre demeure d’Ambérieu désormais mienne. Tu lui dira également de réserver un fiacre, qui devra venir nous prendre dès cinq heures demain matin et nous emmener là bas toutes les deux . Une fois rendues sur place, tu m’aideras à m’installer, ensuite j’aimerais que tu reste avec moi, si cela te conviens. J’ai terminé, Tu peux aller petite Emilie et hâte toi, je te prie !
-’ Bien madame ! Que madame me permette de lui dire que j’aime être à son service et que je resterais avec elle, fut ce en enfer, si elle le désire !
Edmée est émue de l’attachement témoigné par cette petite Iséroise qui la sert maintenant depuis cinq ans. Elle s’assied une dernière fois dans son fauteuil habituel, une joie difficile à dissimuler emplit son c?ur. Elle prie intérieurement, remerciant qui veut bien agréer sa prière, d’avoir mit fin à près de treize années de martyr, de désespoir, de tortures plus ou moins inhumaines, d’humiliations, de soumissions et de renoncement d’elle-même.
Elle a presque vingt cinq ans et depuis peu, elle ne supporte plus du tout ce mari dont elle s’est vue gratifiée bien malgré elle. Ce mari qui continue inlassablement, sauf pendant ses périodes de menstrues, deux fois par semaine, à heure fixe et sans aucun égard ni sentiment, à l’honorer, comme il dit, dans le but de l’engrosser pour qu’elle lui donne le fils dont il rêve depuis fort longtemps.
Ce que Maximilien ignore et ignorera toujours, c’est qu’elle a découvert, auprès d’un autre, que les relations entre un homme et une femme peuvent être autre chose que contrainte et douleur, qui étaient son lot quotidien depuis son mariage. Depuis peu et pour la toute première fois de son existence, Edmée a rencontré la vie, l’air pur, le rire, la joie intérieure, des émotions, des sensations et des plaisirs exquis. Un univers merveilleux, dont elle ignorait jusque là l’existence.
Elle avait compris assez rapidement que Maximilien ne désirait pas une épouse, mais seulement une mère pour porter son enfant. A cause de cela, le sentiment de profond respect qu’elle avait toujours nourri envers lui à été très lentement submergé par une aversion qui a grossi un peu plus à chaque nouveau rapport forcé. Depuis trois mois, elle a même commencé doucement à le détester ?.
Son esprit se met à vagabonder??.
———————————————————
Il y a six mois, sans que personne ne se rende compte de quoi que ce soit, surtout pas elle, sa vie avait définitivement viré de cap. Elle avait rencontré Cyril, un drapier de St Paul, en rentrant par hasard dans son magasin, pour y faire quelques emplettes. Ils se sont regardés et Edmée a instantanément senti une agréable petite flamme s’allumer en elle. Cyril aussi a été ému par cette jeune femme à la silhouette gracieuse, aux grands yeux tristes et à la bouche, mal dissimulée par une voilette blanche, qu’aucun sourire ne venait égayer. Huit jours plus tard, toujours accompagnée de sa servante, elle revint chercher ce qu’elle avait commandé. Elle était impatiente et un peu émue de rencontrer à nouveau cet homme, elle ressentit immédiatement la petite flamme recommencer à danser en elle, dès qu’elle fut en présence du drapier.
Lui, sentit également le rythme de son c?ur s’accélérer, seulement, à présent, il savait qui était celle qui lui produisait cet effet et pas un seul instant il n’envisagea de lui parler d’autre chose que de ce qu’elle était venue acheter. Madame Péricard est une personne à qui on doit le plus total respect et malheur à qui oserait encourir les foudres de Monsieur Péricard, en transgressant cette règle.
Plusieurs fois durant l’hiver, comme attirée par un aimant, elle revint, seule, dans cette boutique de St Paul, sous les fallacieux prétextes de voir les nouveautés, ou de prendre un avis. La douce chaleur qui l’envahissait au début enflait énormément et prenait les proportions d’un incendie démesuré, à chaque fois qu’elle se trouvait devant Cyril.
Lorsqu’il lui parlait, bien qu’elle affichait une attitude pleine de dignité, elle ne l’écoutait pas, elle buvait ses paroles avec une sorte de dévotion qu’elle tentait de dissimuler et admirait à la dérobée, ce visage qui hantait ses songes . A chacune des visites d’Edmée, le drapier sentait également son c?ur s’emballer un peu plus, il avait même failli prendre sa main, lorsqu’il avait vu, malgré sa voilette baissée, en s’approchant d’elle pour la saluer, ses joues rosir et ses lèvre esquisser un timide sourire. Il lui avait fallu beaucoup de volonté, ce jour là, pour ne pas aller au bout de son geste.
Puis, après plusieurs rencontres à la boutique du drapier, survint cette mémorable journée du début d’avril.
Edmée était déprimée, d’abord par un hiver qui n’en finissait pas, puis par le comportement toujours plus distant et chargé de reproche de Maximilien et, enfin et surtout, par la frustration de ne pas pouvoir rencontrer le drapier selon sa convenance. Elle sortit dans le vent glacial, emmitouflée dans une grande houppelande fourrée et partit se promener dans les ruelles du bord de Saône afin de trouver un peu de détente. Une demi heure plus tard, un peu frigorifiée, légèrement fatiguée, mais toujours aussi morose, elle cheminait lentement, sans même se rendre compte que ses pas l’amenaient vers le quartier St Paul.
Alors qu’elle était perdue dans d’amères pensées, échappant à toute maîtrise de sa part, ses yeux embués, laissèrent s’échapper des perles de détresse qui roulèrent lentement sur ses joues.
C’est à cet instant qu’elle entendit une voix qu’elle pouvait désormais reconnaître entre toutes, Cyril se trouvait devant elle :
-’Je vous présente mes hommages, madame Péricard, quel immense plaisir de vous rencontrer, quasiment dans mon quartier ! Mais?. que vous arrive t il madame ?..? Il me semble ? Là sur vos joues? que ce sont des larmes !’
-’Cela n’est rien monsieur, un peu de lassitude et de mélancolie, et puis, vous devez bien savoir qu’une femme est coutumière de ces petits accès de faiblesse un peu enfantine’
-’Madame je manquerais à tous mes devoirs si je ne vous conduisais, sur le champ, jusqu’à mon modeste appartement qui surplombe mon magasin voisin et ou vous pourrez vous reposer, au chaud et à loisir’
-’Je n’en ferais rien, monsieur ! Je craindrais trop que l’on me voit et que l’on me taxe d’inconvenance, je vais rentrer chez moi (un sanglot casse soudain sa voix) et prendre un remontant!’
-’Vous me peineriez infiniment si vous refusiez mon aide et mon hospitalité désintéressée, madame? De plus, chez moi, vous pourriez retrouver votre sérénité dans un environnement plus discret et plus propice.. ’
-’Soit ! Afin de cesser de me donner en spectacle de la sorte, je me rendrais donc jusqu’à votre demeure voisine, je m’efforcerais d’y retrouver rapidement mon calme et rentrerais aussitôt chez moi ! Allons-nous en, monsieur !’
Ils partirent rapidement, marchant cote à cote et, en moins de cinq minutes, se trouvèrent dans l’appartement douillet, occupant l’étage qui surplombe la boutique du drapier. Alors que Cyril était descendu fermer la draperie, Edmée, débarrassée de son manteau, put se reposer un peu tout en se réchauffant devant la cheminée crépitante et essayer de maîtriser cette détresse persistante. Elle releva sa voilette, sécha ses yeux et son visage, puis se leva et fit quelques pas dans ce salon décoré avec un extrême bon goût. Son hôte, remonta alors de sa boutique, il revint près d’elle et lui présenta un plateau ou se trouvaient deux petits verres d’un élixir aux reflets mordorés :
-’S’il vous plaît madame, acceptez cette liqueur dont je boirais également une gorgée en votre compagnie. Elle est produite par les moines d’un monastère voisin, elle est très agréable et devrait vous aider à surmonter votre peine?. Mais? votre main tremble ! Vous devriez vous asseoir ! Voulez-vous que je fasse appeler un médecin ?
-’Non, je vous en prie monsieur, votre sollicitude me touche, mais, de grâce ! Point de médecin ! Cela va passer et je suis mieux debout’
De profonds et émouvants sanglots secouèrent alors son corps, son visage, qu’elle cacha vivement entre ses mains, fut à nouveau inondé de larmes.
A cet instant, l’impensable se produisit ! Emporté par un élan incontrôlable, Cyril oublia les convenances, sa réserve et sa prudence. Depuis longtemps maintenant, il pouvait parfaitement nommer le sentiment qu’il ressentait pour cette femme, il se rapprocha d’Edmée en larmes et la prit tendrement dans ses bras. Il s’attendait à une rebuffade de la part de celle dont il rêvait en silence, mais que son rang social lui rendait inaccessible, à lui, un simple drapier… Il fut bouleversé, Edmée s’abandonna, elle posa son visage au creux de cette épaule consolatrice et laissa, comme une délivrance, libre cours à son incontrôlable chagrin. Son corps était secoué par les tremblements et les hoquets de sanglots sans fin. Les mains de Cyril caressèrent ses épaules avec douceur, une de ses mains remonta jusqu’au cou d’Edmée qu’elle entoura dans un contact brûlant. Encore sous le choc de sa témérité et de la situation, égoïstement, Cyril souhaita que ce chagrin dure encore, pour pouvoir garder cette femme dans ses bras, sentir ses cheveux contre son cou, la tiédeur de son corps contre le sien?.
Edmée releva vers Cyril, son visage ruisselant d’intarissables larmes qui sillonnaient ses joues, rendant ses yeux inondés, comme ceux d’une petite fille malheureuse, encore plus émouvants et irrésistibles, et les choses se déroulèrent quasiment indépendamment de leur volonté, toutes seules, comme s’ils n’étaient, tous deux, que des spectateurs privilégiés de ce miracle. Les lèvres tremblantes et ruisselantes d’Edmée furent rejointes par celles de Cyril, sans qu’elle ne s’en offusque ni n’essaye de se dérober, leurs bouches se joignirent dans un baiser inondé par ce torrent de larmes qui le transcendaient. Son corps fut enlacé par les bras du jeune homme, avec une douceur inconnue pour elle, elle se retrouva plaquée contre lui, ses bras entourèrent le corps de cet homme avec désespoir, ils étaient soudés dans une étreinte éperdue. La douce chaleur qu’échangeaient leurs corps ravissait son être aux tréfonds duquel grandissait un émoi inconnu pour elle. Elle souhaita sincèrement mourir à cet instant, de façon à ce qu’aucune chose désagréable ne puisse succéder à cette félicité qui mettait son c?ur et son corps sens dessus dessous. Rien, ni personne, ne pourrait jamais effacer de sa mémoire, l’intensité de l’instant sublime et unique qu’elle était en train de voler au cours cruel de sa vie.
——————————————————-
A ce moment de la rêverie d’Edmée, Emilie, frappe à la porte du salon pour prévenir sa maîtresse que le déjeuner est servi. Edmée lui dit qu’elle ne déjeunera pas aujourd’hui et qu’elle peut desservir.
Elle est un peu contrariée d’avoir été interrompue au plus agréable moment de l’évocation de ses souvenirs. Elle se lève, s’approche d’une fenêtre grande ouverte, regarde tomber les grosses gouttes d’une pluie qui ne parvient toujours point à éclater franchement. Elle se remémore l’Edmée qui était arrivée à Lyon, il y a six ans presque jour pour jour, depuis sa dombe d’adoption, pour travailler dans l’une des manufactures de la ville. Il pleuvait également ce jour là !
———————————————————
En mille huit cent quatre vingt deux, à l’âge de trois ans et demi, elle perdit son père, emporté par la tuberculose, au mois de Juillet, à l’époque des cerises, elle se rappelait de ça, car elle a toujours adoré les cerises. Il ne laissa que peu de fortune aux siens. Sa mère parvint à faire face à cette catastrophe familiale pendant huit années. Elle ouvrit un petit magasin de modiste qui leur permit de bien vivre, malgré la période un peu trouble ayant succédé au second empire et perdurant lors de la mise en place de la troisième république. Elle put continuer à envoyer Edmée dans une école religieuse réputée afin que celle-ci bénéficiât d’une scolarité et d’une éducation irréprochable. Puis, le malheur s’acharnant, sa mère fut également atteinte par le diabolique bacille de Cock qui l’emporta, elle aussi, après plusieurs mois de souffrances et d’agonie, également au temps des cerises.
A l’âge de douze ans, Edmée se retrouva donc orpheline, désemparée, le c?ur déchiré, dévorée par la peur de rester seule et de mourir de faim et de froid.
C’est alors que l’abjection entra dans sa vie, sous la forme de Mathurin. C’était un proche cousin qui, alléché par les quelques biens que possédait désormais la gamine, l’emmena, sans autre forme de procès, dans la ferme de la Bresse voisine où il était fermier. Mathurin était une brute alcoolique, sa femme ne valait guère mieux et leurs trois fils, âgés de seize, dix sept et dix neuf ans, avaient hérité de tous les vices et défauts de leurs deux parents.
A dater de ce jour Edmée ne connut plus aucun répit ni autre chose que la violence quotidienne, dans l’indifférence coupable de la mégère de cette famille, trop heureuse d’avoir la paix pendant que ses hommes, ivres, la martyrisaient. Sa pauvre vie de bête malmenée s’écoula entre le travail de la ferme et des champs, les abus de toutes sortes et les coups que lui assénaient, sans aucune raison, les cinq membres de cette famille immonde. Elle devait, à elle seule, s’occuper du bétail et du potager et ne pouvait prétendre à aucune nourriture tant que son travail n’était pas terminé. Sa chambre se résumait à une espèce de recoin obscur entre le fenil et l’étable, et cela dura six ans.
Le soir de son dix huitième anniversaire, qu’elle avait soigneusement tu, comme tous les précédents, pour ne pas s’attirer d’ennuis, elle commit l’erreur impardonnable de demander à la mégère si elle pouvait manger un peu de cette confiture de cerises qu’elle adorait. Cette modeste demande eut pour conséquence de déchaîner la colère de la harpie, colère qu’elle transmit à Mathurin et à ses fils lorsqu’ils rentrèrent.
Tous quatre, ivres comme à l’accoutumée, vinrent la trouver dans son coin de grange pour passer, sur elle, leur rage d’ivrogne. Mais cette fois, ce qui commença par les vociférations et les coups habituels, se termina par un viol de la part des quatre hommes. L’horreur, la souffrance et le profond dégoût qu’elle connut cette nuit là lui firent penser qu’elle allait certainement mourir, elle était presque soulagée par cette idée, mais hélas ! Il n’en fut rien.
Quatre mois plus tard, la mégère s’aperçut que le ventre d’Edmée s’arrondissait de façon anormale. Elle imagina bien qu’un de ses fils avait du jeter sa gourme avec cette souillon qui, à présent, était en train porter un fruit indésirable, elle était d’ailleurs fort étonnée que cela ne se soit pas produit avant. Comme il n’était pas question pour elle, d’une part de nourrir un bâtard et d’autre part de prêter le flanc aux commérages de la campagne, une guérisseuse du village voisin, vint pratiquer sur Edmée, l’avortement pour lequel la mégère l’avait payée.
Edmée faillit mourir. Elle perdit, évidemment, l’enfant qu’elle portait, puis en quelques semaines, dépérit tant et devint si maigre, que cette famille de bourreaux décida de se débarrasser de cette moribonde pleurnicharde devenue inutile et pour laquelle ils ne voulaient pas dépenser un sou en frais d’enterrement, dans le cas plus que probable ou elle viendrait à mourir. Mathurin l’envoya à Lyon pour travailler dans une filature d’où elle devait leur envoyer son salaire à chaque fin de mois???.. Si elle arrivait à survivre !
Edmée avait dix huit ans et demi et les six ou sept dernières années de sa vie n’avaient été qu’un enfer. Sa vision des hommes était désormais associée à la violence, à la contrainte et à la douleur. A part quelques années passées auprès de ses parents et dont elle conservait un souvenir réconfortant, l’essentiel de son existence s’était déroulé dans le malheur et le désespoir. L’accumulation des mauvais traitements l’avait fait se résigner, elle avait admis définitivement son état d’esclave et n’avait plus d’autres repères que la force de la brutalité et l’intensité de la douleur physique qu’elle devait accepter, sans réagir. Son corps n’était plus que souffrance et son âme désespoir.
Elle venait d’arriver à Lyon, où elle avait été déposée par la malle poste en provenance de Bourg en Bresse.
Elle marchait, en boitant péniblement, le long des quais du Rhône, sous la pluie naissante, son petit baluchon à bout de bras. Elle cherchait désespérément l’adresse de cette très lointaine cousine de la mégère, qui devait l’héberger en attendant qu’elle trouve du travail. Après deux heures d’errance épuisante et de questionnement des passants qui lui répondaient rarement, compte tenu de son aspect sale et miséreux, elle finit par frapper à la bonne porte.
Clémentine, la lointaine cousine de la mégère, une femme d’une quarantaine d’années au visage agréable et aux yeux très rieurs, lui ouvrit sa porte avec beaucoup de méfiance. Lorsqu’elle eut prit connaissance du billet qu’elle lui avait tendu, elle la fit entrer avec une moue un peu dégoûtée :
-’Tout d’abord, tu dois prendre un bain et changer tes haillons qui sentent fort mauvais et qui doivent grouiller de vermine ! Attends-moi ici et ne touche à rien, je vais faire chauffer de l’eau !’
Elle disparut, laissant Edmée plantée au milieu de l’entrée, son balluchon posé à ses pieds. Elle regardait la décoration de ce minuscule mais coquet appartement, qui lui semblait être un palais somptueux, par comparaison à la ferme de Mathurin dans laquelle elle venait de passer six années.
Au bout d’un temps assez long, Clémentine revint la chercher, l’amena dans une pièce où fumait une baignoire remplie d’eau chaude et lui ordonna de se déshabiller entièrement pour qu’elle puisse faire bouillir ses vêtements immédiatement.
Clémentine se tourna, par pudeur, pendant qu’Edmée, qui s’était retournée également, retirait lentement ses hardes. N’entendant plus de bruit, Clémentine lui refit face pour ramasser les haillons entassées au sol afin de les emporter pour les laver. Elle ne put s’empêcher de poser un regard rapide sur celle qui attendait, nue, à côté de la baignoire baquet et ce qu’elle vit la fait frissonner d’horreur. Le corps qu’elle avait devant elle était quasiment réduit à l’état de squelette et il n’y avait pas un seul endroit de la peau crasseuse d’Edmée qui ne fut marqué par un hématome, une cicatrice, une plaie encore sanguinolente ?. ! Clémentine s’approcha lentement de la jeune fille et posa doucement ses doigts sur un énorme bleu qui déformait horriblement l’une de ses hanches. Edmée sursauta de douleur mais ne bougea pas, ne fit aucun geste de défense. Elle attendait, résignée, de probables nouveaux sévices. Clémentine ne put plus articuler un mot devant tant d’évidentes traces de tortures, elle fit se tourner la jeune fille avec douceur, la regarda dans les yeux et lui demanda doucement qui l’avait battue de la sorte. Edmée ne répondit rien. Clémentine n’insista pas, elle connaissait un peu ses très vagues cousins de la dombe et savait de quelles ignominies ils étaient capables, elle en avait une preuve abominable sous les yeux. Elle fit monter Edmée dans le baquet, l’aida avec beaucoup de douceur à s’asseoir dans l’eau tiède et commença à savonner délicatement ce corps martyrisé.
Après cette longue et nécessaire toilette, Clémentine essuya précautionneusement cette peau martyrisée, natta les cheveux encore humides et les attacha sur la nuque. Elle prêta une de ses chemises de nuit à Edmée et l’installa devant un dîner qu’elles prirent dans un silence total. Le repas terminé, elle conduisit la malheureuse dans la chambre qu’elles allaient devoir partager.
Le lendemain matin, Clémentine réveilla délicatement la jeune fille et lui prépara son petit déjeuner. Edmée fut surprise de ne pas avoir encore été battue, ni encore avoir souffert, elle était silencieuse et regardait autour d’elle, essayant de deviner d’où allaient arriver ses inévitables tortures? ! Rien ne se passait et cela l’angoissait, elle imaginait que plus le répit serait long, plus l’obligatoire prochaine souffrance serait atroce et cette terreur déclencha des larmes silencieuses.
Clémentine fit le tour de la table et s’approcha pour essayer de la consoler. ’Ca y est, pensa Edmée, elle va me faire du mal’, Clémentine posa une main rassurante sur son épaule, elle prit délicatement son menton et lui releva la tête pour qu’elle la regarde.
-’ N’aies pas peur, ici tu ne crains rien, personne ne viendra t’y faire de misères. Dis-moi, petite, c’est Mathurin qui t’a martyrisée de la sorte ?
Elle ne répondit pas, à quoi bon ! Ils étaient tous de la même famille, elle devait se taire sinon?. !
Clémentine lui parla alors très gentiment, par moments Edmée avait l’impression d’entendre sa mère. Elle lui dit qu’elle devait d’abord retrouver tous les kilos qui lui faisaient défaut, sinon, elle n’aurait jamais la force nécessaire pour aller travailler dans la filature. Elle lui dit également qu’elle allait faire venir un médecin qu’elle connaissait bien, pour soigner les plaies qui suintaient encore sur son corps, mais qu’elle ne devait pas s’inquiéter, qu’il ne lui ferait pas mal.
Pour Edmée, les jours suivants s’écoulèrent comme dans un rêve dont elle avait peur de sortir brutalement. Clémentine, qui n’avait pourtant qu’une attitude normale de personne civilisée, lui donnait l’impression d’être un ange de bonté et Edmée commençait à avoir moins peur lorsqu’elle la voyait s’approcher d’elle. La journée, elle restait seule dans l’appartement de cette femme si gentille, en attendant que celle ci rentre de son travail à la filature. Elle faisait le ménage, allait au marché, préparait les repas, faisait la lessive, le repassage, le raccommodage, toutes les tâches ménagères qui étaient en son pouvoir, en remerciement pour la gentillesse dont clémentine faisait preuve à son égard et du soin qu’elle prenait d’elle.
Cela faisait presque quatre mois qu’elle était arrivée à Lyon et son aspect physique s’était radicalement transformé, on ne voyait plus ses côtes, son corps avait retrouvé des formes normales pour une jeune fille de son âge, ses joues émaciées avaient repris un aspect soyeux, ses yeux avaient retrouvé leur éclat et les cernes noires qui les entouraient avaient disparues. Toutes les plaies qui couvraient son corps avaient été efficacement soignées par un médecin très doux et très gentil.
Ce samedi soir, en rentrant de la filature, Clémentine lui dit qu’elle avait discuté avec son contremaître qui cherchait du personnel et qu’il était d’accord pour la prendre à l’essai dès le lundi matin suivant. Elle serait certainement embauchée si elle faisait preuve de courage au travail.
Le surlendemain, elle prit donc le chemin de la filature avec Clémentine et commença à travailler immédiatement. L’atelier dans lequel elle était affectée baignait dans une moiteur étouffante et une odeur qui donnait un peu la nausée, on y faisait la teinture de gros écheveaux écrus sortants du tordage, c’était épuisant et salissant, mais à coté de ce qu’elle avait subi dans la ferme de Mathurin, ce travail lui paraissait agréable. De plus, il était bien payé !
En rentrant le soir dans leur appartement, Edmée fit part à Clémentine, de sa satisfaction de travailler dans cette usine, et de l’accord que lui avait donné le contremaître pour la garder définitivement.
Elles bavardaient gaiement en dînant, puis la discussion porta sur la vraie famille d’Edmée et, incidemment, sur les biens dont elle aurait normalement du hériter de ses parents. Edmée ne savait pas qu’elle avait droit à ce que sa mère possédait à sa mort, de plus elle ne savait même pas ce que possédait sa mère, Mathurin ne lui avait jamais parlé de tout cela. Clémentine lui dit alors qu’elle connaissait très bien le comptable de la manufacture dans laquelle elles travaillaient et qu’à l’occasion, elle lui parlerait de son affaire. Elle avait été tellement horrifiée de ce qu’ils avaient fait à cette petite, qu’elle ne manquerait pas de leur faire payer cher, si jamais ils l’avaient dépossédée de son dû. Pour commencer, elle interdit à Edmée d’envoyer le moindre argent à ces malfaisants et les plis de plus en plus menaçants que lui envoyait la mégère de Mathurin restaient lettre morte.
Les mois passèrent sans que personne ne lui parle plus de ses biens envolés. Elle avait quitté l’appartement de celle qu’elle appelait désormais, sa tante !
Son salaire, qu’elle avait, selon les conseils avisés de Clémentine, définitivement décidé de garder pour elle, lui permettait de se payer le loyer d’une petite chambre de bonne, à proximité de la filature, mais elle revenait très souvent rendre visite à sa ’tante’.
La reconnaissance qu’elle avait envers cette femme qui l’avait recueillie, soignée, nourrie, sauvée, moralement et physiquement, était sans limite.
Un jour, alors qu’elle avait complètement oubliée cette histoire d’héritage envolé, elle fut appelée par le comptable qui la conduisit dans le bureau de monsieur Péricard, le propriétaire de la fabrique. Edmée était complètement paniquée à l’idée de rencontrer cet homme que peu d’ouvriers de cette manufacture avaient l’occasion de côtoyer, le trac la paralysait et l’empêchait pratiquement de prononcer la moindre parole.
Maximilien Péricard l’interrogea sur les problèmes de spoliation qu’elle avait subi de la part de ses tuteurs et dont il avait eu connaissance. Quand elle eut fini de raconter l’essentiel de sa terrible histoire, Monsieur Péricard lui assura, d’un ton très paternel, qu’elle ne devait pas se préoccuper de ce dont on l’avait lésé, et qu’il se faisait fort de lui faire restituer cet héritage jusqu’au dernier sou, plus les intérêts. La dernière information que son patron lui donna finit de la décontenancer : l’exploitation dans laquelle Mathurin était fermier appartenait à un parent de monsieur Péricard, elle dépendait d’une importante propriété que celui-ci possédait dans la dombe ! Elle fit part de ses craintes vis à vis de ces gens cruels, vindicatifs et sans aucun scrupule et dit à son patron, qu’il serait peut être moins dangereux pour elle de ne point poursuivre cette démarche qui avait été initiée par Clémentine, sa ’tante’.
Maximilien Péricard lui rétorqua que Clémentine, qu’il connaissait personnellement et qui lui avait raconté dans quel état elle l’avait recueillie, avait eu parfaitement raison et qu’il approuvait totalement cette démarche.
A la fin de l’entretien, sur un ton confidentiel et avec un peu de surprise dans la voix, il lui dit qu’il était impressionné par son excellente éducation et la qualité de son langage, choses inhabituelles dans ses ateliers, et que cette entrevue lui avait été fort agréable. Rendez vous était pris deux mois plus tard, avec lui et maître Favre, son notaire, pour faire un point définitif sur cette affaire.
Dans l’intervalle, plusieurs fois, Edmée croisa monsieur Péricard. A chacune de ces très brèves rencontres, il venait lui dire un mot gentil, puis plusieurs?. Un jour, il la fit venir dans son bureau sous le prétexte de lui demander quelques renseignements complémentaires à l’affaire les concernant et ils restèrent une bonne demi heure à parler de tout, sans aborder à aucun moment, le sujet prévu. A la fin de cette entrevue, Maximilien Péricard lui demanda si elle accepterait de venir dîner un soir, chez lui, pour faire plus ample connaissance. Elle fut littéralement terrorisée à cette idée, mais n’osa vraiment pas contrarier son patron en lui refusant quoi que ce soit. Elle lui dit simplement qu’il devrait lui laisser le temps de se faire une robe digne de la circonstance.
Le soir même, une couturière attendait Edmée sur le pas de sa porte, elle était envoyée par Maximilien Péricard pour prendre ses mesures et lui faire rapidement la robe qui lui faisait défaut. Une semaine plus tard, ce n’est pas une, mais deux robes que la couturière livra chez Edmée, avec tous les accessoires correspondants, elle était bouleversée par ce qu’elle voyait, ces robes étaient magnifiques, elle n’avais jamais rien vu de si beau, à part dans les boutiques des grands couturiers de la ville. Lorsque, affreusement gênée, elle avoua à la couturière qu’elle n’aurait jamais la somme nécessaire au payement de telles merveilles, celle ci lui dit le plus simplement du monde que tout est déjà payé par Monsieur Péricard.
Elle courut immédiatement raconter cette fabuleuse histoire à Clémentine, qui accueillit son récit avec un peu de crainte et un petit sourire entendu, elle imaginait assez bien ce que leur patron avait derrière la tête. Elle conseilla à Edmée la plus grande prudence et l’emploi de la diplomatie la plus subtile si elle était amenée à refuser quoi que ce soit à monsieur Péricard, où s’il lui faisait des propositions qui la heurtaient.
Le grand soir arriva, parée de la plus belle des deux robes qu’il lui avait offerte, elle se rendit jusqu’à la demeure de monsieur Péricard. Elle fut introduite par un majordome qui la conduisit jusqu’à un salon où elle était attendue. Après les salutations, les civilités d’usage et les remerciements confus d’Edmée, Maximilien Péricard lui tendit un verre de vin apéritif, en prit un également, puis ils sirotèrent tous deux lentement tout en abordant différents sujets de conversation, la soirée avança agréablement, le majordome vint prévenir son maître que le repas pouvait être servi, ils passèrent alors à table. Le repas, délicieux et détendu, fut également un tête à tête, personne d’autre n’était présent à cette soirée.
Maximilien Péricard fut charmant et plein d’esprit, il lui apprit que son notaire avait fini de régler son affaire et qu’ils se rencontreraient tous les trois, d’ici deux ou trois jours, pour signer les documents déjà visés par Mathurin. Il lui dit qu’il en profiterait pour lui demander quelque chose d’important, sans préciser sa pensée plus en détail. Puis la discussion revint sur lui, sur son célibat? Il lui fit alors un aveu qui la surprit beaucoup. Il avait, compte tenu de sa fortune, une pléiade de donzelles, aux titres de noblesse tous plus impressionnants les uns que les autres, qui tissaient autour de lui une véritable toile d’araignée, dans le but de le piéger et de le conduire à l’église en vue de l’union de leurs nom et titre avec sa fortune. Il avait d’ailleurs surpris une discussion entre trois de ces pimbêches lors de laquelle il était question de lui en des termes peu révérencieux et avait décidé qu’il ne se marierait qu’avec une personne désintéressée, qu’il aurait choisi lui-même, sans discrimination d’origine, de nom, ou de fortune, pourvu qu’elle soit agréable et intelligente. La soirée se passa dans une ambiance bon enfant, Edmée arriva à se détendre un peu et parvint même à poser quelques questions à cette homme auquel elle vouait une reconnaissance sans limite et un respect total. Vers onze heures, se confondant en remerciements, elle prit congé de son hôte, qui la fit ramener par son cocher, jusqu’à sa petite chambre.
Le lendemain, elle retourna à la filature,