…son attitude… Un coup allant vers toi, un coup ultra distant… Draguant des filles sous ton nez… Un moment bien gentil, la seconde d’après froid et blessant… Tu m’as même sorti que parfois c’est comme s’il y avait deux Mark en lui…’

Je hochai la tête :

’Oui… Et… ?’

’Eh ben, ça m’avait fait penser à quelque chose que j’avais un jour lu quelque part… Là, je ne peux même pas te dire où ; ni dans quelles circonstances… Mais ça avait fait tilt, quoi. Et j’ai retrouvé le truc…’

Elle déplia la feuille, mais sans me la donner.

’C’est une sorte de questionnaire. En fait, tu en as même deux… J’ai mis les deux. Je te laisse regarder ça, tranquillement… Tu me diras ce que tu en penses.’

’Un questionnaire ?’ répétai-je bêtement. ’Mais pourquoi ?’

Léa rougit, détourna le regard quelques instants, puis vint soutenir le mien :

’J’ai fait ça pour t’aider. Peut-être que ça te permettra d’y voir un peu plus clair… Caro, le prends pas mal, mais je pense que c’est possible que Mark ait un léger trouble de la personnalité.’

Je me raidis instinctivement :

’Tu crois qu’il est fou ??? Qu’il a un dédoublement de la personnalité ?’

’Non, non ! Rien à voir !’ se défendit Léa.

’Alors quoi ?’

Elle prit une profonde inspiration :

’As-tu déjà entendu parler du SPP, Caro ?’

SPP ?’ répétai-je pour m’assurer d’avoir bien compris.

Léa hocha la tête.

’Non. Ça ne me dit rien. C’est quoi ?’

’Et si je te dis « Syndrome de Peter Pan » ?

Je fronçai les sourcils. Oui ; ça éveillait quelque chose en moi, en effet. Ou, du moins, j’y voyais un peu plus clair ; je pouvais m’imaginer. Un enfant dans le corps d’un adulte, refus de grandir. Refus de prendre des responsabilités…

J’essayai de creuser.

Et puis je revis Mark jouant au frisbee. Je me souvenais comme cette vision d’insouciance affichée m’avait perturbée, alors. Mais, à bien y penser, il n’y avait pas eu que celle là… Mark, s’éclatant comme un gamin après avoir bu, me causant quelques frayeurs. Mark à la teuf. Je me souvins de quelques réactions que j’avais déjà notées chez lui sans trop y prêter d’attention ; réactions plutôt puériles, correspondant si peu à ce que devraient être les réactions d’un adulte qui avait la trentaine. J’avais mémorisé ses sourires qui différaient des autres ; que j’avais déjà qualifiés d’enfantins. Et puis il y avait son entourage. Tant de personnes plus jeunes que lui, nettement plus jeunes que lui…

Avait-il une vie d’adulte ?

Non. Non ; il vivait au mieux comme un ado. Au jour le jour. Sans plans véritables pour l’avenir…

’Caro ?’

Comme, tout en réfléchissant, je jouais avec ma tasse, l’inévitable se produisit : je renversai un peu de mon chocolat, sursautant au son de la voix de Léa. Elle réagit plus vite que moi, plaquant sur la flaque une serviette en papier pour absorber le liquide. Machinalement, je relevai la tasse et levai les yeux vers Léa. Je lui fis part des pensées que je venais d’avoir. Lentement, elle hocha la tête.

’Oui ; il y a de ça, en effet. Ça en fait partie, mais à un degré moindre… Enfin, ce n’est pas le plus important, contrairement à ce que le nom peut laisser penser… Tu te souviens du livre de Barrie ?’

Je me frottai la tempe. La dernière fois que j’avais lu Peter Pan… Oulà ; ça remontait à très loin ! Je me souvenais de l’histoire, mais plus globalement qu’autre chose.

’Un garçon qui ne voulait pas devenir grand, venu d’un pays imaginaire… Une île… Toujours joyeux, plein de bravoure… La fée Clochette… Wendy… Tu sais, ça fait un bout de temps que j’ai lu ça…’

’Peut-être qu’il faudrait-t-y replonger.’

Je regardai Léa comme si je la voyais pour la première fois, me demandant si ça tournait rond, dans sa tête.

’Quoi ?’

’Tu sais, Peter Pan ce n’était pas le petit garçon « joyeux » dont tu viens de parler.’

’Je ne me souviens pas très bien… C’est un conte pour enfants ; je ne me souviens pas des détails, Léa… Juste qu’il était un gamin malicieux, combattant le méchant Crochet ; enchainant plein d’aventures…’

Je m’arrêtai, perturbée par le double-sens de ce que je venais de dire. Léa sembla comprendre ce qui m’avait frappée dans mes propres paroles, car elle me fit un petit sourire triste.

’Ce n’est pas ce que je voulais dire !’ me défendis-je.

Ou LE défendis-je. Je n’en savais plus trop.

’Caro, peu importe à la limite. Ecoute, j’ai noté quelques points. Ça vient d’un bouquin pondu par un psychologue américain, ça. Traits de caractère, si on veut… de personne souffrant du SPP. Tu m’écoutes ?’

’Oui, oui vas-y.’

Mais tout ça allait un peu trop vite pour moi.

’Irresponsabilité, angoisse, solitude, conflit à l’égard du rôle sexuel, narcissisme, machisme, impuissance sociale, découragement.’

J’encaissai ces mots un à un. Je ne réagis qu’à « narcissisme », mais sans grande conviction, et, surtout, à « machisme ».

’Je ne dis pas que tout doit correspondre, je ne dis pas non plus que c’est ça… Que c’est forcément ça. Mais ce que j’ai pu lire à gauche et à droite ça m’a vraiment fait penser aux choses que tu m’as dites. Je te passerai les références. Là, pour résumer brièvement, je pourrais juste dire que le bouquin de Barrie c’est comme une grande métaphore. En fait, quand on regarde ça autrement qu’un livre pour enfants… Eh ben on découvre en Peter un gamin qui se sent toujours très seul ; qui fuit les sentiments et qui se défend de les ressentir… Un gamin qui est en apparence super sociable et « joyeux », comme tu as dit… mais au fond c’est pas du tout ça. Ajoutes-y les sautes d’humeur et compagnie… Bref ! J’essaye de tout dire à la fois ; ce n’est pas super constructif. Commence par faire ces tests. Pas forcément là, maintenant… Enfin, quand tu voudras. Et, en fonction de ce que tu vas découvrir, tu me diras si tu veux approfondir la question ou alors si tu penses que ça n’a rien à voir, d’accord ?’

’D’accord’, répondis-je.

Elle me tendit la feuille. Ma main trembla un peu lorsque je la lui pris.

Peut-être que c’était rien.

Peut-être que ça allait bouleverser les choses. Je passai une nuit blanche.

Une fois revenue chez moi, j’avais fait ces deux tests que m’avait donnés Léa. J’avais voulu les faire sur le champ, en fait, mais elle m’avait conseillé de les faire quand je serais seule ; au calme chez moi. Heureusement que je lui avais obéi !…

Dès les premières questions, j’avais compris. J’avais compris pourquoi elle m’avait donné ça. Et plus je progressais dans le questionnaire, plus ma gorge se serrait, plus mon cur cognait fort, plus ma peur s’accentuait. Après avoir fini, et lu le résultat de tout ça, je m’étais reculée de mon bureau, le dos bien appuyé contre le dossier de ma chaise, la tête renversée en arrière, me demandant que faire maintenant…

Trouver davantage d’informations s’imposait comme la première des évidences. Ainsi, je m’étais connectée sur le Net et j’avais commencé à faire des recherches.

Très vite, j’avais eu envie de plaquer tout ça. D’oublier ce que je venais de lire. De refermer cette porte que Léa m’avait fait ouvrir. Et de la barricader. Pour que ces choses ne puissent pas m’atteindre ; me jaillir à la face comme ça.

C’était plus que pénible, comme lecture. C’était tout bonnement insupportable. Les faits faisaient mal. Je n’avais pas réussi à retenir mes larmes. Je sanglotais devant mon ordinateur. Tout correspondait tellement à ce que je vivais ; tout devenait d’un seul coup tellement clair, tellement évident… La gorge serrée comme un piège mortel, le visage ruisselant de larmes brûlantes comme des langues de feu, je tentais de me raisonner ; de me calmer. Mais je n’y arrivais pas.

Je voyais Mark avec d’autres yeux, à présent. Et c’était vraiment très dur, très dur à gérer.

Un jeune homme en apparence bien sous tous les rapports. Séduisant, et jouant de ses charmes. Amical. Evoluant parmi beaucoup d’ « amis ». Insouciant. Adorant s’amuser, faire la fête. Accumulant les conquêtes ; incapable de vraiment se fixer. Disant avoir besoin d’amour et de tendresse. Se plaignant un peu d’une vie trop difficile. Passant si rapidement de la joie à une énorme tristesse ; de la douceur à de la froideur. Capable de se montrer cruel, presque insensible. Incapable de véritablement ressentir les sentiments ; de comprendre un amour désintéressé. A l’abri derrière une armure dont il ne sait se défaire. L’air si solide ; si maître de lui. Et si seul, au fond. Dévoré par un terrible sentiment de solitude. Même parmi tous ces gens… Toujours seul. Voulant à tout prix se sortir de cette solitude, mais ayant en même temps tellement peur d’être aimé… Prêt à combattre tous ceux qui voudraient l’aider ou, plus simplement, l’aimer… Cherchant l’échappatoire dans l’alcool. Et les drogues. Comportement additif. N’y voyant rien de tragique ; juste vivant au jour le jour sans se demander de quoi demain sera fait. Persuadé qu’il s’en sortira toujours, quoi qu’il arrive. Inconscient de se mettre en danger…

Je n’arrivais pas à arrêter mes larmes, ni les spasmes de désespoir qui me parcouraient.

Au-delà des faits, j’essayais de trouver des conseils ; une démarche à suivre pour qu’il puisse s’en sortir, Mark. Mais je ne trouvais que des impasses, ou alors des choses inapplicables à ma situation ; à cette relation que j’avais avec lui. Dépassée.

Non, pire.

Impuissante.

Totalement impuissante.

Toute cette accumulation de connaissances sur le SPP avait été si insupportable que je n’avais finalement pas été capable d’aller jusqu’au bout de mes lectures. Il fallait que j’arrête, là, tout de suite. Il fallait que je respire, que je prenne l’air… Que j’aille dormir.

Mais comment penser à autre chose ? Je voulais, mon cur, épuisé, me suppliait de lui apporter la délivrance, mais la raison m’empêchait de me détacher de tout ça. J’essayais de me consoler en me disant qu’au moins, j’avais désormais la preuve que Mark ne faisait vraiment pas exprès de me faire souffrir quand il allait draguer des filles, quand il m’appelait à lui pour mieux me repousser, quand il me parlait si sèchement, quand son indifférence envers moi me donnait l’envie de hurler… Eh bien, ce n’était pas de sa faute. C’était plus fort que lui. Ce qu’il souhaitait le plus lui faisait tellement peur qu’il préférait…

Une autre série de larmes. Mes yeux étaient de véritables fontaines.

L’appétit totalement coupé, je n’avais même pas envisagé de manger quelque chose avant d’aller dormir.

J’avais le livre de Barrie quelque part chez moi ; j’en étais certaine. Ainsi, j’avais fouillé tout l’appartement pour mettre la main dessus. Et je l’avais trouvé. Je m’étais calée dans mon lit, et j’avais relu ce livre. Autrement. Essayant de saisir tout ce côté psychologique. De trouver les parallèles avec ce que j’avais lu sur Internet.

Effectivement, je trouvai. Et, pour résultat, je me remis dans un état terrible, vaincue par un désespoir sans précédent, car entremêlé d’impuissance et de résignation.

Peter Pan, l’enfant rieur aux yeux éternellement tristes.

Wendy, prête à l’aimer comme une mère à défaut de pouvoir exiger de lui une autre forme d’amour.

Clochette, voulant que Peter réagisse comme un homme et comprenne qu’elle l’aime.

Les Enfants Perdus ; ses compagnons et amis.

Mais…

Mais Wendy devait grandir ; et donc partir.

Clochette, éphémère fée, devait mourir.

Les Enfants étaient rentrés avec Wendy ; pour vivre une vie normale.

Et Peter, au final… il s’était retrouvé seul…

La fille de Wendy… La fille de sa fille… Autres jeunes filles auxquelles Peter s’attachait d’une façon ambiguë… mais qui grandissaient à leur tour et partaient à leur tour…

Et cette solitude, encore et toujours… Dans les yeux d’un Peter au sourire malicieux et au comportement si joyeux…

Un conte pour enfants ? Oh, non… ! Non, c’était effectivement bien plus que ça ! Une métaphore pour les grandes personnes, pour comprendre…

J’avais fini par éteindre la lumière, alors que 05H du matin approchaient, mais je n’avais pas réussi à m’endormir. Les larmes avaient séché sur mon visage, qui me tiraillait un peu. J’avais un mal de tête terrible, mais je ne pris même pas la peine d’avaler un médicament pour le faire passer.

Le sommeil refusait de me délivrer de l’enfer de mes pensées. Il m’emportait pas à coups, mais je me réveillais presque aussitôt, en sueur, paniquée.

A chaque fois que je fermais les yeux, le visage de Peter Pan se superposait à celui de Mark. Et peu importaient les traits ; tout ce que je voyais, c’étaient le regard vert de Mark, luisant de cette tristesse qui avait été la première chose que j’avais remarquée chez lui.

Tristesse et solitude.

Pour toujours… sauf si un miracle advenait.

Là, je ne croyais pas aux miracles. Rien n’était réel, à part la douleur.

Je passai deux jours supplémentaires cloitrée chez moi. Je n’étais sortie que pour me rendre à la bibliothèque, où j’avais trouvé le livre de Dan Kiley ; cité partout comme référence sur la question du SPP. Je l’avais commencé mardi après-midi, et fini mercredi soir. Il m’aida à comprendre. Mais pas à entrevoir une sortie. Enfin, plus exactement, il en proposait une que je n’admettais pas : partir. Partir tant qu’il me restait encore de l’amour pour Mark. En d’autres termes, ça signifiait qu’à long terme, je risquais d’en arriver à en avoir tellement marre de lui que ça pourrait tuer mes sentiments, voire m’amener à lui en vouloir ; à le détester. Si je choisissais de rester, je devais me résigner à accepter cette attitude qu’il avait, à défaut de pouvoir le changer. Parce que les conseils donnés, une fois de plus, étaient inapplicables dans ma situation. Je n’étais même pas sa petite amie ; il n’avait pas assez confiance et moi et je n’avais aucun moyen pour le pousser à voir les choses en face. Si je le faisais… il allait fuir pour de bon, je le savais.

Pour me consoler, je me dis qu’au moins, j’avais réussi à lire ce livre sans trop pleurer ; c’était déjà ça de gagné. Et ce n’était pas si mal que ça, face à un bouquin qui m’ôtait tout espoir…

Sans surprise, Mark ne chercha ni à prendre de mes nouvelles, ni à me revoir. Et, en fait, ça commençait à me peser de nouveau, son absence. Après mes deux jours d’ermitage, j’avais envisagé de sortir mercredi, dans l’espoir de le revoir, mais il y eut des orages et de la pluie toute la journée. J’avais beau me raisonner, me dire que j’avais l’habitude, après tout… Mais rien n’y faisait. J’avais tellement envie de le revoir, de le prendre dans mes bras surtout après tout ce que je venais de lire !

Oh, bien entendu, je pouvais l’appeler, moi. Mais je ne voulais pas ; je n’osais pas. Peur de le déranger ; pas envie de lui imposer ma présence… Espoir qu’il fasse le premier pas, cette fois-ci.

Mon côté cynique me disait que là, maintenant qu’il avait obtenu ce qu’il voulait, il n’avait plus aucune raison pour me revoir… Mais je savais bien que c’était plus compliqué que ça.

A chaque fois que mon cur se révoltait, je pensais à ce syndrome dont à l’évidence il devait être atteint. Ça ne parvenait pas à vaincre la douleur, mais, au moins, ça l’atténuait ; la rendait supportable.

Léa était passée. Nous avions parlé de ce qu’elle avait trouvé, de ce que j’avais lu… Mais on s’était vite arrêtées. Je n’étais pas capable de passer plus de cinq minutes sur ce sujet ; pas en parlant avec quelqu’un. Ça me mettait les larmes aux yeux directement, et je ne supportais pas me donner en spectacle comme ça. Pourquoi remuer le couteau dans une plaie que je ne pouvais pas soigner ?

Je ne voyais pas ce qu’il pouvait arriver de nouveau dans ma vie ; désormais tout semblait fonctionner en phases bien prévisibles : voir Mark, attendre Mark, revoir Mark… Le tout arrosé d’alcool.

En ce mercredi soir, assise devant ma fenêtre dégoulinante de pluie, j’étais loin d’imaginer que, d’ici quelques jours, un chamboulement aurait lieu. Vendredi, il y eut une petite fête chez Sam. Toute notre bande était là. Il y avait tout le monde. Tout le monde sauf Mark. Personne ne savait où il était, et tout le monde semblait s’en moquer. C’était une soirée tranquille, entre potes. Musique, alcool, plein de choses à se raconter… ça leur suffisait à tous. Quant à moi, je n’arrivais pas à me sentir bien, insouciante. Je n’arrivais pas à rentrer dans l’ambiance décontractée qui régnait en maître. Je me demandais où était Mark, ce qu’il pouvait bien faire… S’il allait bien. Je m’inquiétais. Il faisait si peu attention à lui, après tout !…

J’avais fini par grimper sur le large rebord de la fenêtre, que Vincent avait ouverte en grand quelques minutes plus tôt. J’avais une canette à la main, mais je n’arrivais pas vraiment à boire. J’analysais mon mal-être. C’était simple. A la base, je n’appartenais pas à ce monde. J’y étais entrée pour Mark ; ça n’avait de sens que quand il était là. Je n’avais pas envie de faire la fête ; je n’avais pas envie de boire ni de parler de tout et de rien. Je voulais juste que Mark soit présent. Je voulais qu’il soit là pour que je puisse veiller à ce que tout aille bien.

Je voulais qu’on sorte de cet appartement pour aller faire la fête dehors où, au moins, avec un peu de chance, on pourrait le croiser, Mark.

Je me sentais si seule.

Je regardais Lucas et Fanny, assis si près l’un de l’autre, se tenant la main. Je pouvais presque sentir, rien qu’avec le souvenir, les doigts de Mark sur les miens. Sa chaleur et sa douceur me manquaient. Et l’amour que partageaient mes deux amis ne faisait que me mettre face à celui qui n’existait que pour moi, et auquel je me raccrochais si inutilement…

Eux, ils n’éprouvaient pas le besoin d’être ailleurs. Ils étaient ensemble, alors qu’importait le lieu ? En fait, je réalisai que c’était pareil pour tous les autres. Sam et Vincent pouvaient être satisfaits parce que j’étais là, et je ne les laissais pas indifférents. Ils « m’avaient » comme j’avais besoin d’avoir Mark. Jérémy et Elodie, même s’ils n’étaient pas ensemble, avaient l’air de se chercher, depuis quelque temps. Sans doute qu’ils se plaisaient mutuellement. Florian, tout lui était égal à partir du moment où il pouvait faire la fête avec ses potes. Célia, qui m’avait un jour dit bien se plaire dans le célibat, était bien dans sa peau ; elle arrivait à bien s’amuser partout et avec tout le monde.

J’étais bel et bien la seule à ne pas rentrer dans ce moule, ce soir-là.

J’avais tenu deux heures, puis j’avais craqué : j’avais quitté mon coin sur la fenêtre, et je m’étais isolée dans la salle de bain pour appeler Mark. Il avait décroché au bout de trois sonneries. Amical, détendu, la voix attentionnée, il avait commencé par prendre de mes nouvelles. Je lui avais demandé s’il faisait quelque chose, ce soir. Il m’avait répondu qu’il était chez une copine, dont c’était l’anniversaire. Il avait raccroché dans un « à bientôt ».

J’étais revenue dans le salon, rassurée parce qu’il semblait bien aller, mais aussi triste parce que je n’allais pas le voir ce soir. Et parce qu’il était chez une fille…

Une demi-heure plus tard, j’étais revenue chez moi, prétextant la fatigue. Vincent m’avait raccompagnée, malgré mes protestations, me mettant ainsi en rogne contre lui, sans le savoir. Quand j’avais besoin d’être seule, il ne fallait pas insister.

Le lendemain après-midi, je m’étais rendue en ville. J’avais des choses administratives à régler, en rapport avec la fac et mon logement. Ça ne m’enchantait pas particulièrement, mais j’avais retardé ça trop longtemps et là, ça devenait urgent. Heureusement, j’en vins à bout beaucoup plus rapidement que je l’avais supposé. A la sortie de la dernière des trois agences où j’avais dû me rendre, comme il faisait beau, je choisis de me poser sur la terrasse d’un café avant de rentrer chez moi. J’avais pas mal hésité avant de passer ma commande. Finalement, j’avais choisi de résister à la tentation du demi pour prendre un thé glacé. Le serveur me l’apporta rapidement et je me mis à le siroter, jouant avec la paille et contemplant le paysage. J’avais mon MP3 sur moi, et je le mis en route. La musique m’apaisait. J’ajustai les écouteurs et montai le son.

Take my Breath Away commença à peine lorsque, sur le trottoir d’en face, je vis une silhouette que je reconnus tout de suite, malgré les années qui s’étaient écoulées.

L’ironie du sort avait voulu que ce soit sur cette chanson.

Encore une fois… Une fois de plus…

J’en voulus à mon cur de réagir instantanément. Il n’avait pas à s’agiter comme ça, même de façon aussi brève. Pas le droit. Pas le droit. N’avais-je pas oublié, après tout ?

Je me figeai, incapable de quitter des yeux cette personne surgie du passé.Il n’avait pas beaucoup changé, depuis la dernière fois que je l’avais vu. Ça remontait à… presque trois ans. Et environ dix ans depuis la toute première fois où mes yeux s’étaient posés sur lui.

Un vague sentiment de contrariété s’empara de moi. Pourquoi aujourd’hui, pourquoi maintenant ? Pourquoi revenait-il dans les parages alors que Mark occupait désormais tout l’espace de mon cur ?

Je n’avais plus besoin de le voir. Je ne voulais plus le revoir, et ça faisait déjà un moment que c’était le cas. Le temps m’avait aidée à effacer son visage et le son de sa voix. Il avait terni tout ce qui se rapportait à lui. Ça avait mis du temps, beaucoup de temps, mais, au moins, le résultat m’avait paru bien convaincant ; bien efficace…

Et voilà que quelque chose revenait.

Non, pas le sentiment. Quelque chose de plus étrange, que je n’arrivais pas à saisir. Une sorte de trouble intérieur, dont je n’avais vraiment pas besoin en ce moment. Je trouvais ma vie déjà assez compliquée comme ça.

Il attendait devant le passage piéton pour traverser la rue. Il n’y avait pas de feu à ce passage ; il ne fallait compter que sur le bon vouloir des conducteurs pour pouvoir passer sans risque. Là, un grand nombre de véhicules passaient en trombe, ce qui l’empêchait de s’engager sur la route, et me permettait de détailler avec attention.

Toujours cette posture tellement droite, digne. La tête bien haute. Les cheveux châtain clair coupés court, avec un début de calvitie. Ce regard pénétrant, qui m’avait tant de fois déstabilisée, je le distinguais même de là où j’étais. Je me souvenais parfaitement de la couleur de ces yeux si étranges ; un bleu-vert incroyablement pâle et clair ; à la limite de la transparence, tacheté d’or. Des yeux uniques, oui. Un nez aristocratique. Les lèvres légèrement souriantes. La fossette au menton. Il s’était laissé pousser un petit bouc ; ça lui allait bien.

Il devait avoir quoi… L’âge de Mark, à deux ou trois ans près, réalisai-je avec stupeur. Donc au maximum trente-quatre ans.

Bon sang ; c’était ça, ce fossé insurmontable ? Ça se résumait à si peu de choses, après toutes ces années ? Oh, que c’était ridicule !

Il réussit enfin à traverser. Cette démarche, que j’avais toujours su reconnaître de loin, comme à présent j’étais capable de reconnaître celle de Mark. Il était plus petit que Mark, qui frôlait le 1,90m. Lui, il devait faire dans le 1,78m, à vue de nez.

Ma tentative d’être la plus précise possible dans mon estimation m’amuse et me dérouta à la fois.

Quelle importance ?!

D’un seul coup, je me rendis compte qu’il y avait plus grave que de m’intéresser à sa taille. Je réalisai d’un seul coup que j’avais changé de position sur ma chaise, prête à me lever… pour le suivre ? Bon sang que c’était débile ; que j’étais débile ! J’avais passé l’âge !

Je voulais juste lui parler…

A quoi bon ?!

Juste lui dire bonjour.

Voir s’il se souvenait de moi.

Mais pourquoi, pourquoi ?!…

Et pourquoi diable est-ce que je menais ce dialogue intérieur ; pourquoi diable est-ce que je me justifiais enfers moi-même ?…

Trop de questions et aucune réponse.

J’avais chaud ; terriblement chaud, d’un seul coup. Je pris quelques gorgées de ma boisson. Lorsque je relevai la tête, il s’asseyait à la table voisine de la mienne.

Il ne m’avait pas vue.

Pas encore.

Le serveur s’approcha de lui. Je l’entendis commander un café.

Cette voix… Cette voix…

Je me retrouvai projetée quatre ans et demi en arrière. Je l’avais croisé dans la rue. On s’était dit bonjour. Il m’avait demandé ce que je faisais ; conformément à la vérité j’avais répondu que je rentrais chez moi. Quand je lui avais renvoyé la question, il avait souri et il avait répondu : « Moi, je vais aller me prendre un petit café… »

Soudain, je réalisai où j’étais. Incroyable que je ne m’en sois pas rendu compte avant. C’était son café préféré ! Il venait très souvent ici, avant…

Quel hasard ; quelle raison inconsciente m’avait amenée là ? Etais-je ici parce que c’était le premier endroit que j’avais vu en sortant de l’agence ? Bien sûr que oui. …Ou peut-être pas ?

Oh Mark, Mark… Pourquoi ne le voyais-je jamais dans la journée ; pourquoi je ne pouvais pas être avec lui, en ce moment ? Loin de ce café, loin de cet homme, loin de mon passé ? Etre simplement là où était mon cur ; où était tout mon amour ?…

Il fallait que je m’en aille ; il le fallait à tout prix ! Le serveur s’était éloigné, mais ce n’était pas grave. Je fouillai mon sac et sortis mon portefeuille. Mes mains tremblaient quand je l’ouvrais. Des pièces tombèrent et s’éparpillèrent au sol. Je me baissai pour les ramasser. Et je vis une main en faire autant.

La sienne.

Je me redressai. Dans sa paume ouverte, qu’il tendait vers moi, reposaient quelques euros et deux centimes. Je croisai son regard et son sourire. Et je vis le changement s’opérer sur son visage ; je vis qu’il m’avait reconnue.

’Caroline ?’ demanda-t-il d’une voix toute surprise.

Mais agréablement surprise, notai-je.

Il se souvenait de mon prénom !

Ma bouche devint toute sèche et je fus incapable de prononcer le moindre mot. Je hochai la tête. Il me regardait avec ce petit air amusé qui m’avait toujours fait craquer. A mon plus grand agacement, je sentis mes joues s’empourprer. Ça y était, j’avais de nouveau douze ans. Enfin, presque douze ans. Je le regardais avec cette même timidité et fascination, du moins.

Je m’en souvenais parfaitement, du jour où il était entré dans ma vie. J’avais cessé d’y penser, mais en fait non ; je n’avais pas oublié. J’avais juste rangé tout ça dans une partie inaccessible de mon cerveau. Et ça m’avait bien convenu… je ne pensais pas que je le reverrais encore.

Ça avait été un samedi matin. La première semaine de cours. Je me sentais grande. Je venais de rentrer en classe de sixième. Le collège. Un nouveau monde.

J’avais découvert presque tous mes profs. Là, avec le reste de ma classe, j’attendais l’arrivée du prof d’anglais. Je faisais partie des élèves sagement rangés. D’autres courraient dans tous les sens, se moquant bien du fait que la sonnerie ait déjà retentit depuis quelques minutes. Le prof se faisait attendre. Peut-être était-il absent. Joyeuse perspective.

J’étais en train de discuter avec une camarade de classe lorsqu’il s’était arrêté devant notre rang bien désordonné.

« Vous êtes la 6ème B ? » avait-il demandé.

J’avais levé les yeux vers lui et j’en avais eu le souffle coupé. Je m’étais interrompue en plein milieu d’une phrase, si ce n’était d’un mot. Incapable d’aller au bout ; de refermer ma bouche entrouverte. Mon cur s’était emballé, cognant très fort et très vite dans ma poitrine.

C’était LUI, notre prof ???

Je m’étais imaginé un vieux moustachu à lunettes, sec, les traits durs, vêtu d’un costume en tweed. Pas un homme aussi jeune et aussi beau ! Sa voix mélodieuse m’avait transportée à des lieues de la cour de récréation ; je m’étais noyée dans son regard étrange ; j’avais succombé à son charme. Je l’avais suivi dans la salle de classe comme dans un rêve…

Il avait fait l’appel. A chaque fois qu’une main se levait pour répondre au nom qu’il venait de lire, il prenait quelques secondes pour regarder attentivement l’élève en question. Lorsque ce regard s’était posé sur moi, j’avais été incapable de le soutenir. Il avait plongé au plus profond de mon être ; j’eus la conviction qu’il pouvait lire dans mes pensées.

J’étais tombée amoureuse de lui. Dès ce premier jour. A chaque fois que je le voyais, mes genoux menaçaient de me lâcher, et mon cur d’exploser. Mon visage virait au rouge. Ma bouche s’asséchait. Je perdais tous mes moyens.

J’étais pour ainsi dire la seule à ne pas chahuter ses cours. Donc il m’appréciait pour ça, au moins. J’avais droit à ses regards, à ses sourires… Et je rêvais, je rêvais… Il devait forcément sentir ce qu’il se passait en moi. Peut-être qu’au tout début, il ne s’en était pas vraiment rendu compte, mais ça a dû devenir une certitude le jour où, vainquant ma timidité légendaire et ma peur qu’il prenne mal ma démarche, j’avais osé aller le trouver à la fin d’un cours pour lui dire, en gros, que je pensais qu’il devait se montrer plus sévère avec nous. Il était trop gentil et se faisait bouffer ; c’était la première année qu’il enseignait et il avait eu le malheur de nous le dire… Personne ne le respectait. Et moi je voulais qu’il soit respecté et aimé…

Il avait très bien réagi. Très gentiment. Son regard pénétrant avait sans doute tout compris ; il m’avait sondée en profondeur. Ainsi, il ne m’avait pas mal jugée. Il s’était montré à l’écoute, il avait un peu plaisanté avec moi, et il m’avait même donné raison, assurant qu’il allait changer de méthode. Lorsqu’on quittait la salle de cours, il avait dit une phrase qui s’était gravée en moi pour des années : « Ne t’inquiète pas ; il n’y a pas de mal dans ce que tu as dit. Ça vient du fond du cur… »

Du fond du cur…

Depuis ce jour, il y avait comme un lien un peu spécial, entre nous. Une complicité palpable. Il me regardait souvent, me souriait souvent… Le paradis pour mon petit cur d’enfant. Il m’arrivait de rester après les cours ; on papotait ensemble… Je n’avais pas besoin de plus.

Après quelques mois, j’avais avoué à ma mère que j’étais amoureuse de lui. Elle était convaincue que ça allait passer vite ; je n’étais qu’une gamine, après tout. Mais à la fin de l’année je ressentais toujours la même chose. J’avais pensé à lui toutes les vacances. Et l’année suivante, il n’était plus mon prof. Malgré tout, je m’étais débrouillée pour le croiser régulièrement. Je savais où il avait cours ; je savais toujours où je pouvais le trouver. Mais nos rencontres s’espaçaient de plus en plus, et il semblait même les éviter.

Toujours amoureuse, une fois l’année de 5ème finie.

Quand j’étais en 4ème, il s’était considérablement éloigné. Je le trouvais vraiment froid avec moi. Il affichait une indifférence qui me faisait vraiment très, très mal.

Je n’étais qu’une adolescente stupide, prise dans un amour impossible, à sens unique.

A la fin de mon année de 3ème, il avait changé d’établissement. Ça avait été ma fin du monde en miniature. J’avais frôlé la dépression. Je ne supportais pas de ne plus pouvoir le voir… Mais la vie s’était arrangée pour que je puisse quand même le recroiser, de temps à autre, en ville. Et moi, je ne vivais que pour ces quelques instants où, la plupart du temps, je n’osais même pas m’approcher de lui.

J’avais été amoureuse de lui très longtemps. Des années. Je ne pensais pas aux autres garçons. Je n’avais d’yeux que pour lui. Même quand j’avais totalement cessé de le voir, me doutant qu’il avait dû être muté ailleurs, loin de ma ville, je ne parvenais pas à l’oublier. Puis je m’y étais habituée. Résignée. Son absence avait cessé de faire mal. J’avais cessé d’y penser. Tourné la page pour de bon. Mûri.

Et j’avais fait la connaissance de Mark.

Ma vie avait tellement changé…

Et, à présent, cet homme était de nouveau face à moi. Sur la terrasse de ce café que j’avais à une époque épié de loin, capable d’attendre des heures dans le froid hivernal, juste pour le voir y entrer et en sortir.

Mes sentiments pour lui avaient changé. J’aimais Mark, maintenant. Et plus profondément que je ne l’avais jamais aimé, lui.

Mais autre chose avait changé, aussi. Si moi, je le voyais plus ou moins de la même façon, lui, il n’avait plus une petite fille devant ses yeux, ni une adolescente boutonneuse. J’étais une femme, désormais. Et il ne pouvait pas ne pas le voir. ’Ça fait un sacré bout de temps !’ fis-je remarquer, histoire de dire quelque chose. ’Comment allez-vous ?’

’Très bien, et toi ?’

Le serveur arriva avec son café. J’en profitai pour vider ce qu’il restait dans mon verre.

Quand nous fûmes de nouveau seuls, je répondis :

’Bien. Je suis à la fac, maintenant.’

Il hocha la tête, comme s’il comptait les ans.

Je jetai un coup d’il sur sa main gauche. Pas d’alliance.

Bon sang ; encore ce réflexe idiot !…

’Tu étudies quoi ?’

’Psycho.’

’Ah, d’accord. Ça marche bien ?’

Je repensai à mon année ratée, gâchée par l’alcool et les coups de blues.

’Ça peut aller.’

Je déglutis, nerveuse. Je ne savais pas quoi lui dire. Et j’avais peur, très peur qu’un silence embarrassant s’installe.

’Vous enseignez toujours ?’ improvisai-je.

’Oui. J’ai signé pour la vie’, plaisanta-t-il.

Il eut ce sourire désarmant qui avait toujours été une arme terrible pour me déstabiliser. Je fus incapable de garder mes yeux sur son visage.

’Je suis revenu ici, par contre. J’enseigne de nouveau dans notre bon vieux collège’, m’apprit-il.

’Ah bon ? Depuis longtemps ?’

’Cette année.’

Je le regardai boire quelques gorgées du café fumant. Je ne savais que faire de mes mains, ni où fixer mes yeux.

’Mais je faisais encore la navette ; là je viens seulement de retrouver un appartement dans le coin.’

’Ah’, fis-je.

Etait-il en train de m’expliquer pourquoi je ne l’avais pas revu avant ?

Je déglutis encore.

’Tu continues l’anglais, Caroline ?’

Je haussai les épaules :

’Oui ; de toute façon maintenant plus personne ne peut s’en passer. C’est ma première langue à la fac.’

Je ne me sentais pas à l’aise, là. Pas à l’aise du tout. Je n’aimais pas cette tension ; je n’aimais pas chercher désespérément quelque chose à dire. D’autant plus que je n’avais rien à lui dire. Enfin, pour être totalement franche, la seule chose que j’aurais aimée lui dire, juste pour m’en libérer une fois pour tout, c’était qu’à l’époque j’avais été amoureuse de lui. Le dire de façon désinvolte ; en rire. Mais je ne pouvais pas ; quelque chose m’en empêchait. Même si, à priori, ça n’avait plus d’importance.

Laisser le passer dans le passé.

Je n’étais plus la fillette toute transie d’amour pour lui.

Il me faisait encore de l’effet, mais c’était autre chose… et je ne voulais pas savoir quoi.

’Je dois y aller’, déclarai-je, d’un seul coup déterminée à mettre un terme à tout ça. Ça m’a fait plaisir de vous revoir.’

Il s’écarta un peu, pour que je puisse passer :

’De même, Caroline. J’ai un bon souvenir de toi en tant qu’élève.’

’Oh’, fis-je, embarrassée, n’osant pas renvoyer le compliment.

’Sage et consciencieuse’, précisa-t-il.

’Merci’, bredouillai-je en contournant la table. ’Au revoir.’

’Au revoir, Caroline. A une prochaine fois !’

Je le quittai avec un hochement de la tête et un petit sourire nerveux.

Je ne me retournai pas une seule fois, malgré l’envie de le faire.

Une fois hors de sa vue, je me reprochai de m’être conduite comme une imbécile. J’avais voulu faire preuve de maturité ; j’avais agi comme une enfant. Il avait forcément senti que je partais de façon précipitée ; que je fuyais. Forcément.

Fuyais…

Pourquoi ? Quel danger avais-je ressenti ou imaginé ?

Je pris mon portable et le trifouillai jusqu’à ouvrir mon album photo. Je figeai sur l’écran le visage de Mark. Je le regardai longuement.

Et mon trouble se dissipa.

J’étais une autre Caroline, aujourd’hui.

Dans mon cur, il n’y avait pas de place pour deux hommes.

Même si on n’oublie jamais totalement…

Jamais totalement… Allez, quoi ! On se fait du souci pour toi, je t’assure ! Et puis, comme ça, on pourra au moins parler un peu…’ plaida Célia.

Je soupirai dans le combiné.

J’avais passé une mauvaise nuit à cause de cette rencontre de la veille. En guise de rêve, j’avais eu droit à un déroutant mélange de passé, de présent et de fiction. Je n’avais pas apprécié. Je m’étais levée tôt pour ne pas prendre le risque de retomber dedans en me rendormant. Du coup, j’avais envisagé de ne pas me coucher trop tard, ce soir. Et voilà que là, en fin d’après-midi, Célia m’appelait pour me parler de ces concerts…

Elle m’avait dit qu’elle avait remarqué que je n’allais pas très bien, ces derniers jours. Et qu’elle n’était pas la seule à s’en être rendu compte. Elle m’avait dit que toute notre bande avait l’impression que quelque chose clochait, et que personne ne comprenait, parce que juste avant j’avais semblé aller mieux que jamais auparavant… Elle voulait qu’on se voie ; qu’on en parle. Mais ce qu’elle voulait surtout, c’était m’entrainer à des concerts, qui devaient se dérouler dans je ne sais plus quel parc de la ville. Concerts gratuits ; du reggae et des musiques africaines.

Je n’étais pas motivée. J’étais fatiguée. Je voulais Mark ; je ne voulais pas de musique ; je ne voulais pas de picole. Je voulais seulement la chaleur de ses bras sur moi. Et pourtant, j’aurais aussi bien pu demander l’impossible…

’Je sais pas’, marmonnai-je. Ça finit à quelle heure ?’

’Vers deux heures du mat, je crois. Mais on n’est pas obligés de rester jusqu’à la fin, tu sais.’

’C’est loin !…’

’Tu rigoles ?!’

J’étais à court d’arguments :

’Bon… Bon, d’accord. C’est OK’, fis-je, vaincue.

’Cool !’ elle sembla vraiment soulagée. ’Alors passe chez moi vers… 20H ça te dirait ? Comme ça, on bougera tous ensemble.’

’Ouais. Ça marche.’

’Cache ton enthousiasme !’ me taquina-t-elle.

’Désolée. Je tâcherai d’arriver de meilleure humeur.’

Après avoir raccroché, je me posai dans sur le canapé, résignée. Pourquoi ne me fichait-on pas la paix, quand je voulais être tranquille ? Je n’appartenais pas à ce monde ; je n’y avais jamais appartenu… alors à quoi bon me forcer à y demeurer quand Mark voyait d’autres gens et faisait la fête avec eux ? A quoi bon ?

Je ne voulais pas boire ce soir, mais, néanmoins, avant de me rendre chez Célia, je passai dans le seul magasin ouvert le dimanche pour prendre quelques alcools. C’était devenu un réflexe, presque comme refermer la porte derrière soi. Quand j’allais quelque part, il fallait que j’aie des bouteilles chez moi. Au cas où. Comme je saturais un peu des vins et des bières, je décidai de prendre de la vodka et des jus de fruits, pour qu’on puisse faire des mélanges. Je m’y étais déjà essayée ; réussissant plutôt bien. Je ne savais pas si j’allais moi-même profiter de mon achat, mais ça ne m’empêcha pas de sortir les 15. Bizarrement, quand il s’agissait d’alcool, je trouvais toujours de l’argent à y mettre. On ne pouvait pas en dire autant pour la nourriture ou encore les fringues. Je ne roulais pas sur l’or, après tout, loin de là.


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