Le surlendemain, sur son grand hongre bai en qui il avait toute confiance, Yann se trouvait, bien avant l’heure, à l’endroit décrit par Sophie. Un instant dérangé par son arrivée, la forêt s’était tue, mais comme cheval et cavalier restaient bien sans bruit et sans mouvement, la nature reprit ses droits : les oiseaux se remirent à chanter, et de légers trottinements, des bruits de brindilles ou de feuilles déplacées signalaient que les petits animaux reprenaient le cours de leur vie un instant interrompu par l’arrivée du cavalier.
Au bout d’un instant cependant, de nouveau tout se tut, et le cheval de Yann qui restait jusque-là bien immobile releva soudain l’encolure et pointa ses oreilles face à lui. Au bout d’un moment, Yann distingua lui aussi le bruit caractéristique d’un cheval au galop. Et bientôt… non, pas un cheval, mais de deux chevaux. Ajustant fermement ses rênes pour que son cheval ne bouge pas, fidèle au serment qu’il avait fait à Sophie, il se dressa sur ses étriers, essayant de voir au-dessus des deux arbres morts qui étaient devant lui. Le bruit se rapprochait ; il tendit le cou pour mieux distinguer ce qui bientôt serait devant lui.
Et soudain, il les vit !
Devant, un cheval blanc lancé à belle allure semblait se jouer des obstacles, tant sa course était limpide, ses mouvements déliés. Mais… comment se faisait-il que ce cheval navait pas de cavalier ni de selle ? Puis, regardant mieux… mais ! ce n’était même pas un cheval ! La corne qui partait de son front et qui semblait tout dégager devant lui ne pouvait laisser aucun doute : une licorne ! Il s’agissait d’une licorne, sans doute sortie de la nuit des temps !
Aérienne, elle semblait dominer et dévorer l’espace, et une sensation de force, de facilité, mais surtout de grâce et de vitesse émanait de tous ses mouvements. Et derrière, lancé, lui aussi à pleine vitesse, suivait le bel étalon noir de Sophie, avec cette dernière attentive sur son dos. Une Sophie qu’il ne reconnaissait qu’à peine, tellement enivrée par cette course folle, elle paraissait irréelle. Ses longs cheveux flottaient au vent, ses yeux bleus semblaient pleins de lumières et son front, ses joues se couvraient du rouge de la vitesse et de l’excitation. Son visage rayonnait ; jamais il ne l’avait vue dans un tel état, plus heureuse que jamais il n’aurait pu limaginer.
En passant, elle jeta un rapide regard vers les deux arbres morts ; il crut voir ses lèvres lui envoyer un baiser et sa main un petit signe, mais elle reprit vite les guides, tellement l’allure était vive et le chemin périlleux. Cela ne dura en fait que quelques secondes, mais Yann, tétanisé, revoyait sans arrêt l’image passer devant ses yeux.
Il venait d’assister à un spectacle magique, grandiose, à une chevauchée comme jamais il n’en avait vu de telles, et seul, au loin, le bruit des deux équidés qui poursuivaient leur course folle lui disait qu’il n’avait pas rêvé. Il les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans le lointain, ce qui ne fut pas long tellement leur allure était vive. Alors il se rassit sur sa selle, mais resta un long moment immobile à repasser dans sa tête les majestueuses images qu’il lui avait été donné de voir.
Après un long moment, rendant la main à son cheval, il prit au pas le chemin qui le ramènerait à Ker-Yvon.
Il ne pouvait chasser ni la licorne ni Sophie de son esprit, et encore moins leur course endiablée : devant ses yeux la cavalcade passait en boucle, mais elle avait un côté tellement surnaturel qu’il comprenait pourquoi Sophie n’avait pu que lui faire voir ce qu’elle vivait et éprouvait plutôt que de le lui raconter. Oui ! Une telle scène ne pouvait se raconter : il n’y avait pas de mots pour décrire un tel spectacle. Et même si son cur sétait un peu serré en se disant que jamais il n’avait vu la jeune femme aussi heureuse sous ses caresses, sous ses baisers, en un mot en sa compagnie, quelque part il comprenait son bonheur et ressentait au fond de lui l’immense joie qu’elle devait ressentir.
Oui, elle devait être bien heureuse, sa belle Sophie, elle éprise de liberté, de nature et de courses folles ! Oui, elle devait être bien heureuse de parcourir la forêt à une telle vitesse en suivant une légende d’une telle beauté !
En retrouvant Ker-Yvon, il monta directement dans sa chambre et ne descendit pas pour le repas du soir, prétextant fatigue et migraine. Les images défilaient sans arrêt dans sa tête, et il éprouvait maintenant une sorte de malaise ; il pressentait que ce qu’il venait de voir et ce qui en découlerait allait avoir une grande influence sur sa vie future, même s’il ne voyait pas exactement ce qui allait changer, comment tout cela pouvait jouer sur son futur. Mais, se posant trop de questions auxquelles il ne pouvait répondre, il se sentait happé par un tourbillon qui le broyait et auquel il ne pouvait se soustraire.
Une fois alité, il se releva pourtant et demanda à Éléonore de venir dans sa chambre lorsque son service serait terminé. Il sombra vite dans un sommeil agité mais se réveilla quelques heures plus tard en sentant une main fraîche sur son front en sueur.
Mon petit maître… vous semblez bien énervé
Sans même ouvrir les yeux, il saisit la main d’Éléonore.
Oui, Éléonore… oui, je sais ; je sais pourquoi la petite demoiselle se levait tôt pour parcourir la forêt. Oui, je sais… c’est… c’est un secret, mais c’est magnifique, c’est magique ! Ah, Éléonore, si tu savais ! Mais viens, viens me rejoindre ; j’ai besoin de compagnie, j’ai besoin de tenir une main dans la mienne, j’ai besoin de ta tendresse.
La belle servante se déshabilla prestement, fit le noir dans la pièce et se glissa entre les draps humides de la fièvre de Yann. Elle lui caressait la tête, essuyait ses tempes trempées avec le mouchoir de Yann. Celui-ci avait pris sa main, et dans le noir il lui raconta tout tandis qu’elle continuait de la caresser tendrement. Quand il eut terminé son récit, il posa la tête sur la poitrine d’Éléonore et s’endormit rapidement, les lèvres proches des seins de la belle servante.
Cette fois, son sommeil fut apaisé et réparateur.
Le lendemain, il se leva aux aurores, tout comme Éléonore qui devait prendre son service. Une fois habillé, il se rendit directement aux écuries, sella lui-même son grand bai qu’il avait monté la veille, et partit rapidement vers le château de Beaumont. Arrivé au castel, après avoir présenté ses respects aux parents de Sophie, il la rejoignit au salon de musique où elle prenait son cours de harpe. Elle se leva en le voyant entrer dans la pièce, abandonna son instrument et remercia son professeur. Prenant alors la main de Yann, elle l’attira vers la sortie ; ils furent vite dans le jardin, loin des regards et des oreilles indiscrètes. Alors ils se serrèrent l’un contre l’autre, échangeant un long baiser.
C’est Yann qui, le premier, retrouva l’usage de la parole :
Sophie ! Sophie, mon merveilleux amour ! Le spectacle auquel tu m’as permis d’assister est vraiment magnifique ! J’en garde un souvenir… féerique !
C’est vrai, mon doux cur ? Tu as aimé ?
Aimé ? Mais je ne trouve pas de mots assez forts pour traduire tout ce que je ressens, tellement ces quelques secondes étaient magnifiques !
Oui, je comprends… et tu comprends aussi pourquoi je ne pouvais t’en parler, pourquoi j’ai préféré te convier au spectacle plutôt que de t’en parler.
Oui… oui, je comprends. Et tu as bien fait, ma belle Sophie.
Ils s’embrassaient de nouveau, leurs deux corps serrés l’un contre l’autre.
Et puis tu semblais si heureuse, si épanouie lorsque tu étais lancée à la poursuite de ce majestueux animal…
Oui, tu as raison… dans cette course folle, dans cette circonstance, je suis la jeune fille sans doute la plus heureuse de la Terre ; et si je ne pense qu’à cette chevauchée, oui… oui, je suis bien la plus heureuse ! Mais… mais lorsque je redescends sur terre, je suis la plus triste des femmes.
Mais pourquoi ? Mais pourquoi deviens-tu si triste, ma douce Sophie ? Tout cela est si beau, si irréel Tu ne dois nen tirer que du bonheur !
Mais… Yann… c’est… une licorne !
Yann la caressait et essuyait les pleurs qui commençaient à couler de ses yeux.
Oui, Sophie, oui… je sais bien, oui… c’est une licorne.
Mais Yann… Yann ! Tu ne comprends pas : tout cela, toute cette aventure, ces belles chevauchées, je ne peux les vivre… que tant que je reste vierge !