Sonia

Cela va paraître un peu mélo, mais il faut que je présente le contexte de lhistoire qui va suivre. Fin juillet 1968, mon ami denfance Guy se tue dans un accident dauto. Cétait peut-être même plus que mon frère, mon double, nous étions inséparables et avions pleins de projets communs pour lavenir.

Lhistoire qui va suivre, vraie, jai longtemps hésité à la mettre noir sur blanc car elle réveille en moi des souvenirs extrêmement pénibles. Cette histoire est le récit de la période la plus heureuse comme la plus tragique de ma vie. Elle fourmille de détails insignifiants, de descriptions et de dialogues peut être inutiles, mais qui sont ancrés dans ma mémoire et font partie delle.

Toute ma vie, je me suis demandé ce quelle aurait pu être avec Sonia.

Au début de cette histoire, nous sommes en septembre 68, je viens dêtre séparé de Pascale ma copine depuis cinq ans, elle doit faire ses études supérieures dans une autre ville. Cétait la deuxième fille, nous avions seize ans, avec qui jai fait lamour. La première mavait appris les rudiments, avec Pascale, nous recherchions la satisfaction des deux et nous avons fait des progrès ensemble. Elle me guidait pour mieux la satisfaire et jen faisais autant. De mon côté je vais faire ma deuxième année dIUT à St Etienne. Je suis un peu déprimé, je ne peux pas voir la fille que jaime, son père met tous les obstacles possibles et imaginables pour mempêcher de la voir. Il ne peut pas me sentir, et franchement je ne comprends pas du tout pourquoi. Jai tout perdu, mon ami denfance, mon amour, tout ce qui représentait lavenir. Cette situation a un point positif, je me jette à corps perdu dans cette dernière année détudes.

Le premier trimestre passe lentement, jai vécu reclus, je ne suis sorti que pour aller manger de temps en temps dans un petit resto super sympa que je connais depuis lannée dernière. Je nai pas pu voir Pascale une seule fois depuis le début de lannée universitaire. Même pendant les vacances de noël, pas moyen. Je suis vraiment déprimé dautant que ses lettres sont de plus en plus rares. Début janvier, je retourne à St Etienne.

Le second trimestre est la copie conforme du premier, boulot, dodo, (pas de métro à St Etienne), et de temps en temps resto. Il se termine par des vacances de pâques passées en Espagne dans limmense appartement de mes parents avec un de mes cousins et sa copine. Ils me font prendre conscience que cest fini avec Pascale et quil faudrait peut-être que je passe à autre chose. Je décide donc de considérer que mon aventure avec Pascale est terminée et de me lâcher un peu pour le dernier trimestre, de vivre un peu quoi.

Nous sommes au mois de mai, il fait très beau, la température ambiante commence à monter et les filles shabillent un peu plus léger, dautant que cest la mode des mini-jupes. Je ressens encore un peu le manque de Pascale, mais ça va mieux, jai intégré notre séparation de fait. En début daprès-midi, je suis avec Norbert, un copain de fac, à la terrasse dun bar, nous buvons un panaché bien frais au soleil. Nous discutons de choses et dautre quand je vois arriver une jeune fille noire habillée dune longue jupe à la bohémienne et dun corsage chamarré. Elle fait minimum un mètre soixante-douze, voire un peu plus.

Elle a une merveilleuse silhouette, un visage fin, cheveux noirs longs et lissés tombant sur ses épaules, un nez aquilin, des lèvres bien dessinées, et des yeux dun vert intense. Sa démarche fait valser sa jupe légère dans un mouvement ondulant. Je ne peux mempêcher de la regarder, mon regard est aimanté par cette fille qui chaloupe devant moi. Depuis quelques secondes, nos regards se sont croisés, elle approche sans me quitter des yeux avec une expression de défit. Arrivée à quelques mètres de moi, elle me sourit. Je ne peux mempêcher de tendre la main pour larrêter. Elle sarrête avec un petit sourire moqueur. Je me lève, mincline devant elle.

-Bonjour mademoiselle, vous accepteriez bien de boire quelque chose de frais avec nous sur cette terrasse ensoleillée ?

-Monsieur sennui, il arrête toutes les filles qui passent devant lui pour leur offrir à boire ?

-Simplement les très jolies qui lui sourient.

Elle me fixe de son regard vert pénétrant avec une expression de défiance, voire de méfiance, puis soudain éclate de rire et me sourit.

-Ok, mais je nai quune dizaine de minute, dite, vous avez une drôle de manière daborder les gens, vous faites tout le temps ça ?

-Non, sincèrement, cest la première fois, mais avoue que cétait difficile de te laisser passer comme ça. Je me présente Jean, lui cest Norbert.

-Sonia.

-Sonia ? magnifique, que prends-tu ?

-Coca sil vous plait.

-Oh la, cest quoi tous ces vous.

-Jai beaucoup de mal à tutoyer, ce nest pas dans ma nature, jai eu une éducation très rigide par mes parents et dans une école de bonnes surs très strictes dans la région bordelaise.

-Moi aussi je sors dune école de curés, mais jai relativisé leur éducation, on est assez jeunes pour se tutoyer dès quon se connait, maintenant quon se connait, cest « tu ».

-Ok, je vais essayer.

Sen suit une discussion, à laquelle Norbert na absolument pas participé, ou japprends quelle a vingt ans, un de moins que moi, et surprise elle est née le même mois que moi, elle le huit et moi le dix de septembre. Elle me dit quelle est aussi en deuxième année dIUT, mais dans une autre section, quelle vient dune famille mixte, son père est sénégalais et sa mère française, quelle a deux surs plus jeunes et un frère plus âgé, quelle vit dans une chambre de bonne tenue par une vielle mémé un peu revêche. Nous discutons jusquà ce quelle se rende compte quelle va être en retard. Je lui dis que je serais là, au même bar, sur la même terrasse, demain vers onze heures. Elle me regarde intensément, elle me jauge du regard. Après un petit moment, son regard sadouci, elle me donne son accord de principe mais elle nest pas sûre dy être à cette heure, ne connaissant pas très bien son emploi du temps. Elle nous quitte et je la regarde séloigner en faisant valser sa jupe avec un petit pincement au cur.

-Dis donc, jai limpression quelle te plait.

-Tu ne crois pas si bien dire, tu as entendu parler de coup de foudre ?

-Tu ne crois pas que tu exagère un peu.

-Non, je tassure, je ne sais pas, je suis vraiment sous le charme. Tu as vu cette fille, cette allure, ce visage, ce corps, en plus elle parait intelligente, cest la fille parfaite. Et cette voix rauque, elle mémeut.

-Tu as quand même remarqué quelle était noire.

-Et alors ?

-Rien, rien, juste une remarque.

Nous quittons la terrasse du café pour aller en cours. Je pense à elle tout le reste de la journée, je revois cette silhouette, cette démarche, ce visage fin, ce regard vert perçant, cette superbe couleur de peau. Je mendors en pensant toujours à elle.

Le lendemain, je vais au rendez-vous seul. Je minstalle sur la terrasse vers dix heures cinquante, je ne veux pas être en retard si elle vient. Je suis à peine installé que je vois Sonia apparaitre à langle de la rue. Mon cur fait un bon dans ma poitrine, elle est venue, qui plus est, en avance. Je me lève et lattends. Elle avance sur le trottoir habillée dun corsage rouge sur un pantalon noir très strict. Je la trouve très sexy. Elle a toujours cette démarche chaloupée qui me plait tant, elle me voit, me sourit et se dirige vers moi. Quand elle est à ma hauteur, elle pose sa main sur mon épaule pour me faire deux bises. Son parfum est très discret et léger, « air du temps » de Nina Ricci. Jai un peu de mal à garder la tête froide, cette fille met tous mes sens au rouge. Je me ressaisis, lui tire une chaise et la fait sassoir.

-Je vois quil te reste des traces de léducation des curés.

-Non, de mes parents, tu sais je viens dune famille bourgeoise.

-Moi aussi.

Nous discutons encore et encore, je ne me lasse pas dentendre cette voix un peu rauque. Je métonne de ne pas lavoir vue depuis presque deux ans quon évolue dans le même coin. Elle me regarde en silence, elle réfléchit, jai limpression quelle me jauge, quelle est partagée, quelle doit prendre une décision grave. Au bout dun moment, elle se décide et me dit quelle est en plein reconstruction. Quen juillet dernier, dans la région bordelaise, elle sest faite agresser par trois hommes qui lont battus en la traitant de sale pute noire, quils allaient lui faire voir ce quétait la race blanche, quelle allait devenir leur esclave. Ils lui ont arrachés la moitié de ses vêtements, lon jetés à terre. Elle était sûre quils allaient la tuer après lavoir violée. Elle na dû de ne pas être violée, voire pire, quà lapparition dun groupe de quatre promeneurs qui rentraient chez eux avec leurs chiens et les ont fait fuir. Malgré le témoignage des promeneurs, la police cétait montrée en dessous de tout, la prenant tout juste au sérieux, en plus, ils lui ont bien fait sentir quelle était noire. Elle a eu limpression quils trouvaient ça normal et quils se demandaient pourquoi elle portait plainte. Il faut dire quen juillet 68 ce nétait pas le grand amour entre les flics et les étudiants. Comme elle ne voulait plus rester dans la région et passer tous les jours à côté de lendroit où elle avait failli se faire violer, elle a dû changer dIUT. Cest pour ça quelle nest à St Etienne que depuis la seconde année. Elle ne commence à sortir dans la rue que depuis quatre ou cinq semaines, jusquà maintenant elle restait chez elle à travailler comme une dingue. Cest grace à une amie quelle consulte une association de femmes depuis six mois qui laident psychologiquement, et quelle commence à se remettre de ce choc. Je lécoute plus que je ne parle, elle a besoin de parler, je pense que ça lui fait du bien.

-Je suis flatté que tu me parle aussi librement, comme à une personne que tu connais depuis longtemps.

-Je ne sais pas, je me sens bien avec toi, en confiance, tu écoutes, tu ne poses pas de questions inutiles, cest rare.

-Tu as le temps de manger un morceau avec moi dans un petit resto à côté ?

-Tu sais, avec ce que me donnent mes parents, il ne me reste pas grand-chose après le loyer et les courses pour bouffer, je ne peux pas me payer un resto comme ça.

-Pas de problème, je tinvite, rassure toi ce nest pas « La tour dargent », je ne me ruinerai pas.

Elle sourit et accepte de me suivre dans le petit restaurant que je connais bien, je suis très pote avec le patron depuis presque deux ans que je le connais. Quand il me voit arriver avec Sonia, il me fait un petit sourire et me désigne une table au fond, isolée du reste de la salle. Je commande, mais le patron décide de faire autrement et nous sert un super petit repas, bien au-dessus de mes moyens, en me faisant un clin dil. Quand je me lève pour aller payer, Sonia me prend la main.

-Merci pour ce repas, il y a longtemps que je nen ai pas fait un comme celui-là, jai passé un moment très agréable, dis au chef que cétait délicieux.

-De rien, cest un plaisir dêtre avec toi et de te faire plaisir.

Je félicite le patron de la part de Sonia, il lui fait un petit signe de la main et ne me fait payer que ce que javais commandé, heureusement.

-Jespère que ça va taider.

-Tu sais, je la connais depuis hier.

-Oui, mais moi je te connais depuis beaucoup plus longtemps, et je sais quelle te plait, quelle te plait beaucoup même.

-Oui.

-Bonne chance.

-Merci encore pour le repas.

Je reviens vers Sonia et lui dit que le patron nous a offert en partie le repas. Elle va vers lui et lui fait une bise pour le remercier. Il me regarde avec un grand sourire.

Après le repas, elle doit aller en cours à quinze heures. Je laccompagne en voiture jusquà lIUT mais elle me demande de larrêter un peu avant pour ne pas arriver avec moi. Elle ne tient pas à ce quon nous voit ensemble. Je ne lui pose pas de question et la descend deux cent mètres avant. Au moment de descendre, elle se tourne vers moi.

-Jai envie de te revoir, jaime te parler.

-Moi aussi jai envie de te revoir, et jaime técouter.

-Demain, quinze heures, même endroit, ça te vas ?

-Pas de problème.

Elle pose ses lèvres sur ma joue droite pour un rapide baiser et sors de la voiture.

a suivre

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