Quand Aurélien rentra chez lui, il était près de 21 heures. En tout, calcula-t-il, ils avaient dû passer trois quarts d’heure environ dans le vestiaire. Il s’assit sur son lit et posa la tête sur ses genoux. La situation était une des plus compliquées, sentimentalement ou sexuellement parlant, qu’il ait jamais rencontrée. Cela faisait deux ans qu’il fréquentait le club, dans le groupe loisir. Deux ans qu’il croisait régulièrement Antoine sans une seule pensée déplacée consciente. Et voilà que soudain ils avaient plus ou moins couché ensemble – il eut un petit sourire à l’idée que l’on pouvait plus ou moins coucher avec quelqu’un -, sans préavis, et il s’était rendu compte qu’Antoine l’attirait fortement, du moins physiquement, depuis un bout de temps.
Et puis tout ça, était-ce seulement sexuel ? La façon dont Antoine l’avait serré contre lui à la fin le troublait. Ce n’était pas désagréable, mais cela tranchait avec l’idée qu’il avait eu que cet épisode n’était qu’un dérapage. De toute façon, ce n’était pas un dérapage. Il avait eu envie que cela arrive -même s’il ne s’en était pas rendu compte-, il avait envie que cela arrive à nouveau, et il ne regrettait pas une seule seconde que cela soit arrivé, même si cela le jetait indéniablement dans une confusion permanente.
À quelques kilomètres de là, Antoine se trouvait dans une position étrangement semblable, roulé sur son lit. Lui aussi se sentait perdu. Mais les raisons en étaient complétement différentes. Contrairement à Aurélien, ce qu’il s’était passé ne l’avait pas surpris, ne l’avait pas obligé à prendre conscience d’une attirance jusqu’alors refoulée. Aurélien lui avait toujours plu, depuis la première fois qu’ils s’étaient croisés quand il avait dix-sept ans et lui vingt-deux. Il s’était demandé s’ils auraient l’occasion de plus se connaitre, s’il viendrait dans son groupe, s’ils pourraient être amis. Cela faisait plusieurs mois néanmoins qu’il ne le voyait plus comme un ami, et cela lui faisait peur. Le fait qu’ils se soient caressés ne le rassurait pas. Il n’avait aucune idée de ce que toute cette histoire allait donner, de la raison pour laquelle Aurélien avait eu envie de lui – était-ce une attirance purement physique, pouvait-il se permettre d’espérer qu’il s’agissait de plus ? Il secoua la tête. Avoir pu approcher Aurélien ainsi, l’embrasser, c’était déjà plus que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Il fallait en profiter tant que cela durerait, sans chercher à demander plus. Il se leva.
Aurélien s’était levé lui aussi. Il alla dans le coin cuisine de son petit appartement, commença à trancher un oignon en lamelles, prit un poivron dans le frigo et fit de même après l’avoir épépiné. Ses yeux se mouillèrent légèrement à cause de l’oignon posé sur la planche à découper. Il n’y prêta pas attention ; son esprit ne pouvait décoller de la scène qui s’était déroulée quelques heures auparavant. Il pouvait presque sentir, s’il y pensait assez fort, la langue chaude d’Antoine se poser sur sa verge ; cette simple image l’excita assez pour que se forme un début d’érection. Il essaya de se concentrer sur le poivron devant lui, en trancha des lamelles bien fines et toutes semblables. Ses lèvres autour de son gland. Il eut un frisson. Le couteau dérapa et une fine ligne de sang apparut sur son pouce. Il jura. Décidément, il avait bien besoin de se passer la tête sous l’eau froide. Il se récita ses tables de multiplication tout en faisant suer les oignons dans une poêle avec un peu d’huile d’olive. Son érection naissante disparut. Il acheva son repas rapidement et alla se coucher ; il s’endormit sans trop de peine. Mais il se réveilla à quatre heures du matin, en nage, et fut bien incapable de se rendormir.
Le lendemain passa à une lenteur folle. Aurélien, en vacances, réussit à dormir de huit heures à midi environ. Quand il se réveilla, il se sentait un peu nauséeux et prit un petit déjeuner très tardif et très copieux. Il lut ensuite durant près de deux heures, avant que des amis ne l’appellent pour lui proposer de passer la fin d’après-midi chez l’un d’eux qui avait une piscine. Il réussit, comme il se l’était promis, à ne pas trop penser aux évènements de la veille.
De son côté, Antoine aussi parvint à se concentrer uniquement que ce qu’il avait à faire : il se leva vers neuf heures, fit le planning pour l’entrainement des plus jeunes et, à quatorze heures, il alla entrainer les enfants en question au stade.
Ce fut le soir, pour tous les deux, que les pensées les rattrapèrent. Aurélien était tout juste revenu de son après-midi piscine, il était vingt heures et, après avoir dîné, il décida de prendre une douche pour se débarrasser de l’odeur de chlore. Bien évidemment, l’eau chaude, le carrelage de la salle de bain lui rappelèrent le vestiaire de la piste d’athlétisme et les caresses d’Antoine. Et surtout cette fellation, la sensation de son sexe qui battait contre son palais, contre sa gorge, la chaleur humide de sa langue, ses doigts qui jouaient avec ses bourses. Il ne voulait pas y penser ; et pourtant il ne put bientôt plus penser à rien d’autre. Il se retrouva en érection avant d’avoir pu chasser ces pensées de son esprit. Contrairement à la veille, cependant, maintenant que les images étaient là, il n’eut soudain plus aucune envie de les éliminer. Il se sentait très excité ; devant ses paupières closes défilait ce qui s’était passé la veille. Il porta la main sur son ventre, juste à l’endroit où ses quelques poils pubiens commençaient. À quelques centimètres en avant de sa main, il y avait son sexe dressé en l’air. Il essaya d’imaginer qu’il s’agissait de la main d’Antoine, la descendit légèrement.
De son index, il frôla la peau juste au-dessus du début de son pénis, de droite à gauche, puis de gauche à droite, très doucement, comme la caresse d’une expiration. Antoine qui l’embrasse. Ses dents qui mordillent ses lèvres, puis le lobe de l’oreille. Sa respiration hachée par l’envie. Le dos de sa main droite se posa sur l’intérieur de la cuisse. Il avança l’index et le majeur, les posa sur le dessous de ses testicules, les ramena vers sa paume ; puis il recommença. Plus haut, son index gauche continuait ses allers et retours lents.
Son érection augmenta. Sa langue dans sa nuque, sur son épaule, sur son téton. Le sang affluait dans son bas-ventre. Il s’appuya contre le mur, son dos glissa sur le carrelage jusqu’à ce que ses fesses touchent le sol. Ses mains autour de son sexe. Non, une main autour de son sexe. La deuxième qui vient, d’un doigt, titiller son anus. Une vague d’excitation le transperça. Dans son propre appartement, Antoine se caressait en pensant à lui. Il en fut certain soudain – et c’était bien le cas. Ses mains échangèrent leurs rôles ; la gauche vint englober ses testicules et les masser de façon de plus en plus appuyée. La droite remonta – juste à la base de la verge. Il plaça son pouce sur le dessus de son sexe, son index et son majeur en-dessous. Un premier doigt qui le pénètre pendant que l’autre main le branle doucement. Ses doigts s’enroulèrent autour de son sexe et bougèrent d’avant en arrière. Puis ils avancèrent vers l’avant et achevèrent de décalotter son gland humide. Sa paume se posa sur celui-ci, sa main se referma autour comme une fleur à la tombée de la nuit. Comme la bouche d’Antoine. Il pouvait presque sentir les doigts d’Antoine bouger en lui, dilater ses muscles, préparer son intimité à accueillir sa verge raide et chaude. Il tourna lentement sa main courbée autour de son gland ; ce dernier frottait contre la peau plissée de la paume. Et son gland à lui qui entre en moi, et sa hampe qui s’introduit en moi.
Le garçon sentit qu’il ne pouvait plus se retenir ; il avait envie de jouir maintenant, en imaginant Antoine en lui, leurs peaux qui se touchaient, son sperme qui se répandait au plus profond de son ventre. Ses doigts revinrent autour de sa verge et se resserrèrent. Il accéléra le mouvement en fermant les yeux si fort que bientôt il vit des étoiles danser devant ses paupières, tant il voulait voir Antoine devant lui, sentir sa présence. Un tremblement le parcourut soudain, sa peau devint brulante comme s’il était pris d’une soudaine fièvre. Sa semence se répandit sur ses mains et coula le long de son sexe jusqu’à ses testicules. Il laissa exhaler un long soupir. L’eau le nettoya. Il se sentait soudain épuisé ; pourtant il ne dormit pas tout de suite. Il avait hâte d’être au lendemain.
***
Aurélien se leva tôt vendredi matin. Il commença par prendre une douche, s’habiller et petit-déjeuner, puis se rendit au parc pour marcher un peu. Le soleil brillait, un vent frais courait entre les arbres. Il croisa de nombreux coureurs et se fit la réflexion qu’il s’agissait, en effet, d’une belle journée pour courir. Mais il allait attendre ce soir.
La FNAC la plus proche venait juste d’ouvrir quand il arriva devant les portes. Il se rendit au rayon livres, décida d’acheter un livre "Coup de coeur" de l’un des vendeurs, et qui était sorti pourtant plusieurs années auparavant – La cage aux lézards. Le livre en main, il alla ensuite flâner au rayon BD. Là, il lut plusieurs tomes d’une série qu’il aimait beaucoup, mais que son budget un peu serré ne lui permettait pas d’acquérir dans sa totalité. À intervalles régulier, son cou devenait douloureux et il le faisait craquer avant de trouver une position différente. Près de lui, beaucoup de gens, de tout âge, faisaient comme lui et lisaient les bandes dessinées à même le rayon. Quand il décolla enfin les yeux de la BD qu’il avait en main et qu’il jeta un regard sur sa montre, il vit qu’il était près de midi, et qu’il avait passé là bien plus de temps que prévu. Mais il n’était pas pressé. Il passa à la caisse et retourna au parc du matin même.
Un petit kiosque vendait des sandwiches sous un grand saule pleureur, près d’un lac modeste. Une grande pancarte indiquait les tarifs et il se dit qu’il pouvait se permettre de dépenser trois euros pour son repas. Il le regretta un peu quand il se rendit compte que le pain était assez raide et le fromage tout juste correct. Il faisait beau cependant et il était décidé à ne rien laisser assombrir sa bonne humeur. Même l’éventualité, par exemple, que rien ne puisse se passer entre Antoine et lui ce soir si venaient à l’entrainement des garçons qui restaient ensuite prendre leur douche au stade. Il fronça un peu les sourcils, arrêta rapidement, regarda les cygnes évoluer sur l’eau. C’était un animal qu’il n’appréciait pas particulièrement. Prompt à pincer, jaloux, bruyant parfois. Mais décoratif, il devait bien l’avouer. Il finit tranquillement son sandwich et rentra chez lui.
Le soir, quand vint l’entrainement, il s’aperçut qu’ils étaient seuls, Antoine et lui. Il n’aurait su dire si cela était une bonne chose. Il avait attendu ce moment avec impatience, mais maintenant qu’ils étaient face à face, il ne savait pas quoi dire. Antoine ne voulut pas laisser la gêne s’installer – bien qu’il fut sans doute trop tard – et indique d’un geste de la main le chemin qu’ils allaient emprunter pour courir. Ils se mirent en route.
Le silence s’épaissit. Ils entendaient leurs respirations régulières, le bruit de leurs semelles tapant la terre. Aucun n’osait parler. Aurélien jetait de temps à autre des coups d’oeil vers Antoine, mais ce dernier gardait obstinément les yeux rivés vers le sol.
Ce ne fut qu’à leur première pause, une demi-heure plus tard, qu’ils parlèrent. Ils s’étaient assis au bord de la rivière, près d’un laurier buissonnant et d’un vieux chêne, à quelques mètres de la route. Les arbres leur apportaient une ombre bienvenue. La rivière était une source de fraicheur en cette chaleur qui les entourait. Antoine parla en premier :
— Je voulais te dire, à propose de ce qui s’est passé hier… Je suis désolé si je t’ai un peu forcé la main.
Aurélien le regarda, intrigué. Il n’avait pas tellement eu l’impression d’avoir été forcé.
— Il n’y a pas de problème. Je ne pensais pas que tu avais eu cette impression. Je veux dire, j’en avais envie aussi. Clairement.
— Bon.
Antoine poussa un soupir de soulagement et se laissa aller en arrière jusqu’à être couché dans l’herbe. Il croisa les mains derrière sa nuque et ferma les yeux. Aurélien le regarda un instant. Il semblait considérer que tout ce qui était à dire avait été dit et pourtant ce n’était pas son sentiment. Il lui semblait étrange qu’Antoine ait pu penser que ce qui s’était déroulé dans les vestiaires avait été contre son gré ; et certainement, la situation n’était pas exactement semblable des deux côtés.
— Qu’est ce qui t’as fait penser ça ?
Antoine haussa les épaules, comme pour dire "mais rien, voyons". Cependant une petite ride entre ses sourcils laissait transparaitre un certain malaise. Aurélien insista.
— Ça faisait longtemps que tu voulais que ça arrive ?
Le garçon haussa les épaules à nouveau. Cette fois, Aurélien sut que cela voulait dire oui. Il ne fit aucun commentaire et se coucha lui aussi dans l’herbe, les mains derrière la tête.
Au-dessus de lui s’agitaient doucement les feuilles lobées du chêne. Aux extrémités des branches, elles étaient encore d’un vert tendre – le printemps avait été tardif cette année. La lumière vive du soleil les transperçait et les rendait presque translucides ; elle en ressortait plus fraiche, moins agressive, et venait baigner leur peau d’une ombre verte. Il regarda un instant le balancement de ces feuilles dans la brise. Une demoiselle passa au-dessus de sa tête ; son corps gracile renvoyait des éclats métalliques qui hésitaient entre le turquoise et le cyan, selon l’angle des rayons qui le frappait. Il gonfla ses poumons, laissa échapper l’air entre ses lèvres et ferma les paupières. Se concentra sur les sons. Le chant de la rivière sur les rochers – c’était un son qui scintillait littéralement. Les oiseaux qui s’agitaient dans les branches. Derrière eux passa un coureur ; Aurélien put entendre ses pieds fouler la terre à un rythme rapide tandis qu’il s’éloignait. Ils auraient dû se lever eux aussi et continuer leur entrainement. Mais ils avaient besoin d’un moment seuls, coupés du monde, pour réfléchir. Jamais Aurélien n’aurait pensé qu’il soit nécessaire de réfléchir à une relation uniquement physique, surtout quand celle-ci n’avait eu qu’une seule occurrence ; pourtant dans leur cas, cela était nécessaire.
Antoine savait qu’il en demandait tout de suite trop. Il aurait voulu reprendre les mots qui lui avaient échappés et en revenir à la relation comme elle avait tout juste débuté. Peut-être Aurélien l’autoriserait-il après tout. Avait-il compris en une seule phrase à quelle point il avait espéré qu’ils se rapprochent ? Il dit doucement :
— Je ne te demande pas de me promettre quoi que ce soit. Si ça pouvait continuer comme ça, sans s’engager, sans rien planifier, ce serait…bien.
Aurélien se tourna vers lui et l’observa en souriant presque.
— Ce serait bien, oui.
— Bon.
Il était trop tard pour revenir en arrière de toute façon. Pour faire comme si rien ne s’était passé. Et il aimait bien Antoine et ne voulait pas le blesser. Même si toute cette histoire pouvait mal se finir. Mais s’il avait envie qu’ils continuent à se voir, il ne voulait pas que cela devienne un simulacre de relation amoureuse, que cela interfère avec quoi que ce soit dans sa vie, qu’Antoine puisse se faire des illusions. Alors il dit simplement :
— J’ai quelques conditions.
Antoine le regarda avec un soupçon d’inquiétude.
— Lesquelles ?
— On ne se voit qu’au stade pour l’instant. Après les entrainements. Enfin, à l’heure des entrainements, ajouta-t-il en pensant au fait que ce qu’ils faisaient actuellement était bien loin de la séance standard.
— Ok.
— Et pas de messages ou de coups de fil, à part s’il est nécessaire de prévenir l’autre qu’on ne peut pas venir.
— D’accord.
— Et le plus important…
— …oui ?
— Tu m’embrasses maintenant.
Quand Antoine revint chez lui ce soir-là, il se sentait épuisé. Il se coucha tout habillé sur son lit, ferma les yeux en espérant s’endormir. Mais sa fatigue était plus mentale que physique et son corps ne se sentait pas particulièrement le besoin de se reposer. Il rouvrit les paupières et fixa le plafond. Son appartement était plongé dans l’obscurité. C’était un petit deux pièces dont le loyer n’était pas trop élevé et qu’il pouvait se permettre de payer avec son salaire d’entraineur. Mis à part son travail au club, il animait parfois des stages durant les petites vacances scolaires ou était animateur dans des centres aérés, pour se faire un peu d’argent en plus. Il ne dépensait pas beaucoup ; il sortait avec ses amis, bien sûr, de temps à autre. Mais il n’aimait pas particulièrement aller en boîte. Principalement, il fallait bien l’avouer, parce qu’aucun de ses amis ne savait qu’il était gay, et qu’ils ne comprenaient pas pourquoi il repoussait toujours les filles qui venaient l’accoster – et les garçons aussi, évidemment. Non pas qu’ils l’auraient forcément mal pris – sur le long terme, ils l’auraient probablement accepté -, mais leurs expressions les plus courantes auraient continué à être "c’est un truc de pédé", "tapette" et autres, et il aurait été franchement mal à l’aise s’ils employaient des expressions pareilles tout en sachant qu’un de leurs amis était gay.
Personne n’avait jamais été au courant de son homosexualité, à part ses petits amis bien sûr, mais c’était un monde qu’il dissociait complètement de celui familial ou de son cercle de connaissances. Ça avait été un problème à de nombreuses reprises, d’ailleurs ; son petit ami insistait pour le connaitre un peu plus, et cela était impossible s’il cachait ce même petit ami au reste du monde. Et ils se séparaient.
Alors peut-être que cette fois-ci, c’était mieux après tout. Il était amoureux d’Aurélien, il le savait de longue date, et il savait aussi de longue date que c’était peine perdue. Il n’aurait même pas imaginé, d’ailleurs, qu’Aurélien puisse avoir des tendances bi, sexuellement parlant du moins. Pour lui, Aurélien, c’était l’hétéro irrésistible et inaccessible. Maintenant, il était toujours aussi irrésistible ; et inaccessible, l’était-il vraiment moins ? Ces conditions qu’il avait posées… elles avaient clairement pour but d’éviter qu’Antoine se fasse des idées. Et voilà qu’il se retrouvait relégué dans un coin de placard dont il ne devait pas sortir pour ne pas déranger l’existence bien réglée et certainement officiellement hétéro d’Aurélien. Comme ses propres petits amis auparavant…
Il soupira. Aurélien et lui se ressemblaient peut-être plus qu’il ne l’aurait cru. Deux garçons gays -ou bi dans un des cas- qui ne souhaitaient pas que qui que ce soit le sache. Tout ça ressemblait bien à une impasse. Antoine se leva, alla jusqu’au bureau de bois sombre qui faisait face au mur, près de la fenêtre et s’assit sur la chaise inconfortable du même bois lustré que la table. Il alluma son ordinateur, ouvrit le navigateur internet et alla sur son blog. C’était son jardin secret. Il concevait à quel point il était contradictoire qu’un jardin secret soit ouvert à tous sur le web. mais personne autour de lui ne connaissait l’adresse, et d’ailleurs personne n’était jamais passé sur ce blog. Il n’y avait aucun commentaire et les seuls pages vues étaient ses propres visites. Un jour, il avait coché la case "ne pas me compter en tant que visiteur" et le nombre de pages vues s’était brusquement figé. Cela lui convenait. Sur ce blog, il laissait sortir tout ce qu’il ne pouvait dire à personne, et donc majoritairement ses problèmes d’ordre sentimental. Si un visiteur homophobe était passé par là, il ne voulait pas savoir ce qu’il aurait eu à dire.
Antoine rédigea un nouveau message. Il l’appela "Dans le brouillard", et y raconta tout ce qui s’était passé dernièrement – sans détails intimes évidemment. Ses inexistants visiteurs avaient déjà été mis au courant, par des messages antérieurs, de l’existence au sein du groupe d’athlétisme d’un jeune garçon de dix-neuf ans qui n’était pas seulement attirant physiquement, mais aussi profondément gentil, bien que cela soit caché par une solide carapace de silence, la plupart du temps, et par une tendance à perpétuellement râler le reste du temps, majoritairement pour faire rire les autres, devinait Antoine, ce qui marchait assez bien d’ailleurs. Au début le garçon n’apparaissait que ponctuellement au milieu d’autres messages d’ordre général sur son travail ou des événements anodins. Puis, petit à petit, il s’était fait une place de plus en plus importante sur le blog jusqu’à occuper la totalité des articles. Et si qui que ce soit avait lu le blog en question, il aurait compris que le garçon s’était aussi fait une place de plus en plus importante au sein de la vie d’Antoine, jusqu’à occuper la totalité de ses pensées. Le lecteur en question aurait même pu suivre la chronologie de la naissance du sentiment amoureux ; intérêt masqué pendant presque un an, puis en octobre de cette année, attirance quasi consciente. Puis attirance physique certaine en décembre. Et après quelques mois de doutes de décembre à février, nul doute que l’auteur du blog était franchement amoureux. Même s’il ne l’avouait qu’en avril, au détour d’une note de blog, comme s’il n’y croyait pas encore. Je suis amoureux de ce garçon, je crois. Enfin, peut-être. Non, pas peut-être, je le suis, je le suis vraiment, mais ça ne mènera à rien. Un espoir tué dans l’uf avant d’avoir pu éclore, pour ne pas être trop déçu.
Mais maintenant l’auteur avait couché avec le garçon – c’était toujours "le garçon" ou "lui", jamais de prénom. Il avait découvert le goût de ses lèvres et le frisson qui l’accompagnait. Et l’auteur sentait qu’il ne pourrait plus jamais se passer de ce contact mais désespérait que l’autre soit jamais amoureux de lui. Car il avait beau se dire qu’il fallait se contenter de la chance qu’il avait, il sentait bien qu’au fond de lui il espérait plus, toujours plus, car l’amour est toujours une revendication.
Il arrêta là d’écrire. Il ne voulait plus penser à tout ça. Juste regarder un film et aller se coucher, ce qu’il fît.