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Le meilleur de la famille – Chapitre 1




Mardi 4 juillet 1972

Encore une heure à attendre, à contempler sans la voir, vraiment l’agitation autour de moi. Abstraction faite du cadre habituel aménagé selon les codes en vigueur à la SNCF, la grande salle d’attente ressemblait à un cur géant au bord de l’infarctus avec le va-et-vient compulsif des voyageurs anonymes comparable au flux sanguin alimentant la gare d’Austerlitz ; je me faisais l’effet d’un globule rouge oxygéné, impatient d’être injecté dans la multitude.

Par instant, une relative maîtrise des émotions faisait remonter des bribes décousues de souvenirs à la surface. Les disputes quotidiennes, le départ d’un père incapable de se contenter d’une seule femme, ma mère suspendue au cou du premier venu à peine la séparation actée, le divorce prononcé deux ans plus tard, le harcèlement d’un beau-frère obsédé à l’idée de faire de moi une esclave sexuelle obéissante, qu’est-ce qui avait pu foirer à ce point dans mon existence ?

Les bons moments prenaient moins de place, même mon 18e anniversaire en mai était passé inaperçu, une journée ordinaire chez les Levalle ; le nouveau mari de ma mère détestait ce genre d’évènement trop commercial à son goût. Je n’avais plus rien à attendre d’une famille recomposée en dépit du bon sens dans un pavillon de la proche banlieue où les cadres faisaient semblant d’adopter un mode de vie en accord avec des principes moraux dont ils étaient totalement dépourvus.

Depuis l’arrivée du nouvel homme fort, on m’avait dépossédée de mes droits ; adieu la possibilité de choisir mes amis, mes vêtements. D’après le beau-père rétrograde, les études n’étaient pas l’affaire des femmes, le gouvernement aurait dû leur retirer le droit de vote. Quant au fils né d’un premier mariage, ce dégénéré passait ses nuits à gratter à la porte de ma chambre. Maman restait effacée dans ce contexte sordide, soulagée de s’en remettre à un homme capable de prendre les décisions.

Enseveli depuis des années sous les lettres de supplique, papa avait enfin accepté de prendre ses responsabilités. Échanger les sautes d’humeur d’un beau-père intransigeant contre les éventuels coups de griffes d’une belle-mère pouvait paraître audacieux ; le risque paraissait raisonnable dans la conjoncture actuelle. Sinon, le dépaysement me servirait de lot de consolation, la Méditerranée nourrirait mon imaginaire d’un sentiment de liberté inconcevable ici. Maman devrait désormais supporter seule les conséquences de ses actes.

Mercredi 5 juillet 1972

La valise entre les jambes, je m’installai sur un banc de bois repeint une énième fois, sans doute au début de chaque saison estivale, afin de laisser l’illusion du neuf dans les esprits malléables. D’après les nombreuses démonstrations jubilatoires sur l’esplanade de la gare, Agde faisait le bonheur des touristes mordus de nature libre. Le slogan haut en couleur placardé devant la station des taxis paraissait présomptueux dans un décor bétonné, peut-être se révélait-il exact près de la mer.

Mon père vivait donc ici ! Depuis leur divorce, il payait ma mère pour ne pas avoir à s’occuper de moi pendant la moitié des vacances comme le stipulait la décision du juge. Sa nouvelle femme devait être jeune et belle, au point d’en oublier la venue de sa fille, le comité d’accueil censé m’attendre accusait déjà une demi-heure de retard. Un journal abandonné sur le banc retint mon attention malgré la une entièrement consacrée à la démission du Premier ministre Chaban-Delmas.

Justine ? Je suis Alice.

La main en guise de visière à cause du soleil, je fixai la quadragénaire sans détour afin de lui faire comprendre que je n’appréciais pas l’attente forcée. Le front haut barré d’une ride sous les cheveux châtains ondulés jusqu’aux épaules, les yeux brillants d’un bleu métallique, les narines frémissantes, la bouche aux lèvres un peu fines, étirée sur un aveu de culpabilité, l’agacement perceptible ne parvenait pas à altérer le charme à défaut de réelle beauté de la belle-mère, pas aussi jeune que supposée.

Désolée du retard, une fuite de gaz dans le quartier.

Mon imitation de sourire en guise d’absolution lui rendit le sien, elle m’embrassa sur les joues avant de prendre ma valise dont la légèreté la surprit.

Tu as toute ta vie dedans ?

Quelques fringues et des affaires de toilette, je n’ai rien pris d’autre. Au moins, on ne pourra pas m’accuser de vol.

C’est si grave que ça ? Excuse-moi, tu n’as peut-être pas envie d’en discuter. On ne salit pas beaucoup de vêtements au Cap, nous aurons le temps de faire les boutiques.

La première appréciation commandait d’accorder sa chance à Alice, je la suivis d’un pas léger en direction du parking.

Et pour mon inscription à la fac ?

Littérature à Montpellier, comme tu le souhaitais.

Le pouvoir de choisir mes études, c’était déjà ça de gagné.

Avec ses multiples facettes de verre inspirées de l’architecture postmoderne en vogue aux États-Unis, dont les formes et les couleurs semblaient changer selon l’exposition au soleil, la villa ressemblait à un diamant oublié sur le bord de la route de Rochelongue. Il fallait reconnaître le talent doublé d’un certain toupet à mon ingénieur de père.

Une maison pareille, ça vaut le coup de l’habiter.

Jacques n’en profite pratiquement jamais, soupira Alice en me poussant gentiment dans un salon dont l’ameublement réduit au minimum n’aurait pas rempli ma chambre à Neuilly. En revanche, je reçois beaucoup.

Papa n’est pas là, alors.

La belle-mère n’eut pas à faire un gros effort pour deviner ma déception.

On le verra dimanche avec un peu de chance.

Les mauvaises habitudes avaient la vie dure. J’arpentai l’immense pièce où cinquante personnes auraient pu se côtoyer sans se marcher dessus. Un parc derrière la baie vitrée attira mon attention de citadine ; au milieu de la verdure, le rectangle bleu d’une piscine me fit saliver.

Tu veux boire quelque chose ?

Aussitôt retournée, ma bonne humeur s’envola.

Qu’est-ce que vous faites ?

Un éclat de rire sonore amplifia le doute qui m’avait poussée à vouvoyer Alice après une demi-heure de tutoiement, comme si c’était moi l’extravagante, comme si la chaleur estivale justifiait le fait de se mettre à poil devant sa belle-fille. Elle se reprit, consciente de m’avoir choquée.

Le Cap d’Agde est la capitale européenne du naturisme, tu ne le savais pas ? C’est une philosophie de vie ici, dans les commerces, au camping, à la plage.

La publicité aperçue à la gare me revint en mémoire ; nature et naturisme, mon esprit étroit aurait-il fait l’amalgame ? Émue par l’empressement d’Alice à réenfiler ses sous-vêtements, je décidai de faire un pas en direction de la détente. Mon avenir dans cette maison dépendait de l’harmonie de nos relations.

Inutile, à moi de m’adapter aux coutumes locales. Pour répondre à ta question, je prendrais bien un porto.

Ma piètre prestation humoristique eut l’effet escompté, Alice s’activa avec un sourire retrouvé. Sans doute la pauvre avait-elle rêvé d’une réception parfaite.

Ça te dit une petite fête à la maison ce soir ?

L’intention louable méritait un effort de ma part ; de plus, c’était l’occasion de briser le sceau de la vie monastique imposée par ma mère.

D’accord.

On va appeler un traiteur. Je te rassure, tout le monde sera habillé à la fraîcheur.

Jeudi 6 juillet 1972

À demain, Cathy.

Bonne journée, Madame.

Le temps de m’arracher au lit moelleux, de tirer le voile transparent du rideau à la fenêtre de ma chambre au rez-de-chaussée, une paire de fesses rebondies s’éloignait en direction de la grille d’entrée. Alice, dans le plus simple appareil, me lança un sourire agrémenté d’un petit signe de la main. Je lui répondis à contrecur, effrayée de devoir affronter le verdict de la glace au centre de l’armoire. Il me fallait considérer la nudité comme une tenue à présenter en public.

Tour de poitrine 87 centimètres, tour de taille 61 centimètres, tour de bassin 91 centimètres, 1m65 pour 52 kilos, ces mensurations faisaient rêver la plupart des nanas ; je m’en serais satisfaite sans avoir à supporter des bonnets de taille D. Mes seins ne tombaient pas, les tétons avaient même tendance à pointer vers le haut, mais les exposer aux regards m’effrayait, au point que le fait de révéler la toison de mon bas-ventre revêtait une importance secondaire.

Café, thé ou chocolat ? demanda une voix chantante derrière la porte au bout de cinq longues minutes.

Café au lait.

Hier, le prétexte pourtant réel de mes règles ne m’était pas venu à l’esprit, je n’étais pas habituée à évoquer certains aspects de l’hygiène féminine à haute voix ; l’idée de lui mentir maintenant que le flux s’était tari me contrariait dans l’optique de baser notre relation sur la confiance.

Si tu préfères porter un maillot de bain, personne ne te le reprochera, tu es chez toi.

Mon angoisse trahie par une voix hachée, la belle-mère ne s’était pas laissée abuser, papa n’avait pas choisi une potiche sans cervelle pour deuxième épouse. Satisfaite de la dérogation accordée, je m’empressai de dissimuler mes formes derrière un deux-pièces avant de quitter la chambre.

Qui c’était ?

Le naturel d’Alice occupée à remplir un bol de café au lait me déconcerta. Vêtue la veille au soir parmi une trentaine de convives ou nue ce matin en tête-à-tête avec moi au bord de la piscine, elle affichait une semblable décontraction. Le concept philosophique du naturisme m’échappait encore ; toutefois, force était de reconnaître qu’elle avait une classe folle.

La femme de ménage, elle vient tous les matins. Une maison pareille, ça représente du travail.

Et elle bosse à poil ?

Ça dépend, pouffa Alice voyant où je voulais en venir, elle porte parfois un tablier pour la vaisselle. Tu as envie de faire quelque chose aujourd’hui ? Du shoping ou une balade ? On pourrait aller au restaurant.

Puis à la plage.

Le sourire se figea sur les lèvres fines.

On ira à Marseillan, le port du maillot de bain est interdit au Cap.

L’idée de rater les premières vacances au bord de la mer à cause d’un complexe me révolta, je n’aurai pas 18 ans éternellement.

Euh…, je préfère ici la première fois. Tu ne voudrais pas inviter ma tante Ludivine et Camille ? Je me sentirai en confiance.

La cousine en question, aussi joviale que jolie, avait exhibé sans honte une silhouette de mannequin sous une tunique transparente, sa présence servirait peut-être à décanter la situation, du moins l’espérais-je.

Si tu y tiens. Catherine et son fils Luc pourraient se joindre à nous.

Le malaise engendré par ma proposition alluma un signal d’alerte dans mon cerveau. Quant à la surenchère, le souvenir d’un mec trop collant, trop « m’as-tu-vu », nécessitait une réponse claire.

Je préfère éviter pour l’instant, on sera mieux en famille.

Alice fit contre mauvaise fortune bon cur. Avait-elle deviné ma frayeur de voir un garçon bander en bavant sur mes formes ?

Comme tu veux. Il y a de quoi manger avec les restes dans le réfrigérateur, je vais nous faire livrer du pain.

En groupe, la nudité prenait une dimension plus acceptable, décontractée, délectable, presque souhaitable. L’obligation de conserver ses fringues s’effritait sous la chaleur de juillet, avec les autres barrières mises en place par une société inégalitaire. Peut-être que la philosophie du naturisme se cachait là, dans ce retour à une liberté originelle dont on se privait au prétexte d’une éducation bourgeoise. L’ambiance décontractée avait amené la confiance, je m’étais laissée convaincre avant la fin du déjeuner.

Après un plongeon dans la piscine et un court temps de repos sur un transat, Camille m’entraîna par la main dans ma chambre, non sans avoir récupéré son matériel à dessin dans le salon. L’étudiante aux Beaux-arts décidée à faire mon portrait me fit asseoir au bord du lit, le buste droit ; confiante, j’obéis aux directives enrobées de délicieux éclats de rire.

Ça ne va pas, tu auras mal au dos dans cinq minutes. Mets-toi devant la fenêtre sur une chaise, le rideau fera un arrière-plan génial.

La cousine s’empressa de rectifier ma position, de déplacer une mèche de cheveux, d’orienter mon visage, l’impatience brillait dans ses yeux verts.

Un jour, je dessinerai tes seins, pouffa-t-elle une fois installée derrière le chevalet. Ils sont superbes.

Notre dernière rencontre remontait à cinq ans ; forcément, nos silhouettes avaient pris de l’ampleur.

Pour l’instant. Dans quelques années…

Tu auras trouvé l’amour d’ici là, ma belle, ça n’aura plus d’importance, peut-être à la fac de lettres à Montpellier.

La légèreté de Camille incitait aux confidences, j’aurais aimé pouvoir en dire autant de ma mère.

Pas sûr vu le comportement des mecs à mon égard. Tu as un copain ?

Je préfère le dessin. Et toi ?

Mon rire ne troubla pas sa concentration. Elle crayonna un moment en silence avant que je ne me décide à répondre.

J’ai essayé une fois avec un gars du lycée à Neuilly, c’était plutôt dégueu.

Oh ! Vous avez…, balbutia Camille touchée cette fois par l’aveu.

Nonnnn ! Il m’a juste embrassée. Mais de sentir sa bite toute dure contre ma cuisse, ça ne m’a pas donné envie de la prendre ailleurs.

La cousine dessina à nouveau dans un silence moins léger.

Tu es vierge ? demanda-t-elle sur le ton informel d’une bonne copine.

Les règles de la pudeur imposées par le beau-père n’allaient pas s’effriter facilement malgré le désir d’avancer.

Évidemment. Et toi, tu as déjà couché avec un garçon ?

Oh non ! se défendit-elle.

Un clin d’il complice de ma part la fit sourire, on partageait donc la même angoisse des passer à l’acte, peut-être une particularité familiale.

Tu en as encore pour longtemps ? J’ai soif.

Donne-moi dix minutes.

Pleine de ressources, Alice avait utilisé le cadre d’une vieille affiche trouvée dans un débarras pour mettre le dessin en valeur. Les joues pleines hâlées au naturel, les yeux sombres sous les sourcils fournis, le nez un peu épaté à la base, la petite bouche à la lèvre supérieure en forme de M dévoilait deux incisives blanches, le menton volontaire apportait une légère touche de maturité au visage trop poupon à mon goût, enveloppé par de courts cheveux noirs.

Un magnifique modèle croqué par une authentique artiste, souligna la belle-mère satisfaite de la nouvelle déco du salon, digne d’une galerie. Si Justine t’inspire autant, je vais te commander d’autres tableaux en vue d’une exposition.

Incapable de connaître le sérieux de la proposition, je fus prise d’un frisson à l’idée de voir mes seins dessinés par Camille, comme elle l’avait suggéré, supporter la critique d’un parterre de voyeurs au cours d’un vernissage. Mieux valait ne pas savoir et changer de sujet de conversation. Je savais Ludivine, la sur aînée de mon père, divorcée, aussi l’idée d’une soirée à quatre m’effleura.

Si on allait manger une pizza au village d’agrément ? Je n’ai encore rien aperçu du Cap d’Agde, c’est idiot.

Sur les photos d’une brochure récupérée à la gare, les vacanciers sortaient habillés le soir, c’était l’occasion de profiter d’une foule animée sans craindre les regards lourds. Alice dévisagea sa belle-sur dont la circonspection m’intrigua.

On va plutôt se faire livrer, soupira cette dernière.

Je suivis Camille dans le jardin d’un haussement d’épaules agrémenté d’un sourire, ce n’était pas le moment de me montrer capricieuse. Un plongeon plus tard, on se faisait face au milieu de la piscine.

C’est quoi ce malaise à l’idée de sortir ?

Le village du Cap est… spécial, balbutia la copine. Le soir, c’est le rendez-vous des dragueurs. Les hommes sont chauds comme des lapins, ils sautent sur tout ce qui bouge. Ma mère a un problème avec ça.

Moi aussi, même si je gardai cette réflexion en suspens.

La délicieuse soirée achevée, Camille s’était allongée près de moi ; pour la première fois, j’avais l’impression d’avoir invité une copine à dormir à la maison, caprice d’une ado que je n’étais plus tout à fait et qui manquait à mon épanouissement de femme en devenir. L’idée venait d’Alice dont les nombreuses attentions en faisaient une véritable mère de substitution.

La nuit lumineuse autour de nous inspirait à la réflexion. Mes règles toujours suivies d’un court épisode insomniaque, il n’y avait pas matière à paniquer. Au fil du temps, je prenais cette particularité pour un avertissement du genre « Tu peux faire des folies de ton corps sans risquer de tomber enceinte. », recommandation restée jusque-là sans effet sur des relations sociales proches du zéro.

L’acharnement des mecs à vouloir, selon leur expression, mettre leur queue dans ma bouche puis dans ma chatte me révulsait. Quand la pulsion sexuelle prenait le dessus sur la notion romantique du désir, une séance de masturbation faisait retomber la pression. Je savais caresser mes seins jusqu’à faire bander les tétons, triturer mon bouton jusqu’à ressentir un étrange émoi ; alors non, mon plaisir ne dépendait pas d’eux.

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