Le jeune serveur a eu le temps de remettre son pantalon, mais il ne peut fuir, la pièce n’a qu’une seule porte et aucune fenêtre. Le capitaine comme enragé, le saisit par le col et il commence à le secouer. Le corps du serveur semble n’être qu’une poupée de chiffon secouée par un enfant. Sélène est prostrée dans un coin de la pièce, elle s’essuie le visage à l’aide d’une des vestes accrochées au portique. Tintin réagit, il fonce vers Sélène et lui demande de sortir de là et de partir dans sa chambre. Ils viendront la voir ensuite. La jeune fille sort de sa torpeur puis elle part, la tête baissée, les larmes aux yeux. Tintin se retourne alors vers son vieil ami qui maltraite toujours le jeune homme. Il sait que ça va être compliqué de calmer le Capitaine. Il l’a déjà vu très énervé, mais jamais à ce point. Il essaye de réfléchir au plus vite. Mais quand le bras du capitaine se lève et que son point se referme pour aller frapper le visage du serveur, Tintin se jette sur lui.
Il attrape le bras de Haddock et lui dit :
Enfin, Capitaine, calmez-vous, je vous en supplie. Ne frappez pas ce jeune homme. Laissez-le partir et discutons vous et moi.
Que je le laisse partir ? Cet extrait de cornichon avarié, cet ornithorynque mal accouché, ce bougre d’enfant de p…
Capitaine, calmez-vous, je vous en conjure ! Le frapper ou l’insulter ne réglera en aucun cas la situation. Ecoutez-moi, vous avez que je suis votre ami et que je ne veux que votre bien. Cette violence serait bien inutile et ne vous causerait que plus de problèmes.
Peut-être, mais au moins serais-je soulagé d’avoir puni cet infâme crétin lubrique.
Allons, Archibald, lâchez-le à présent.
C’est la première fois que Tintin appelle le Capitaine par son prénom. Cela fait office de code, de formule pour accéder à la raison du Capitaine. Il desserre le point, abaisse son bras, mais il tient toujours l’amant de sa fille. Il relâche un peu la pression sur son col et dit d’une voix blanche :
A partir de demain matin, tu es en arrêt de travail, malade ou autre, je m’en fiche. Mais je ne veux plus te voir dans les parages, c’est clair, espèce de cafard libidineux !
Le jeune homme effrayé ne répond que par un signe de tête nerveux et frénétique. Le Capitaine le laisse alors s’enfuir à toute hâte. Tintin souffle un grand coup et s’approche de son ami.
Merci Tintin, votre sagesse a probablement évité un drame. Mais que diantre est cette fille qui est la mienne ? Un succube ? Une fille de joie ?
Capitaine, je comprends votre désarroi et votre colère, mais n’employez pas de tels mots que vous ne pensez pas et que vous regretteriez. Sélène est la chair de votre chair. C’est une jeune femme moderne, qui, comme les hommes l’ont toujours fait prend le plaisir, où et quand elle le décide. Elle est fille et femme à la fois. N’avez-vous pas batifolé à cet âge-là vous-même ?
Oui, mais moi je suis un homme, c’est différent. Je ne veux pas que ma fille se salisse ainsi et endosse une réputation de fille facile.
Ce n’est pas le cas, je crois qu’elle teste ses charmes, qu’elle voit qu’elle peut plaire et qu’elle en joue, mais c’est une fille bien, ne vous en faites pas. Voulez-vous qu’on aille lui parler, maintenant que vous êtes plus apaisé ?
Non non, je ne peux pas aller la voir tant que j’ai ces images dans la tête. Je vais aller faire un tour et boire un verre. Voudriez-vous aller la voir pour lui expliquer que je ne lui en veux pas et que je n’ai pas violenté le jeune homme ? Vous trouverez les mots justes, j’en suis persuadé. Je vous donne mes cartes à jouer, je n’en aurais pas besoin. Gardez-les avec vous s’il vous plaît.
Très bien Capitaine, vous pouvez compter sur moi. Faites attention à vous, je vous en prie.
Le Capitaine tend les cartes à Tintin et sort de la pièce à son tour. Penaud, il s’éloigne dans le couloir en direction des escaliers. Tintin se tourne vers Milou, témoin impuissant de la scène et lui dit :
Eh bien, mon Milou : des meurtres sanglants, des mystères, des drames de famille, une femme superbe, mais sans aucun doute criminelle. Ces vacances sont plus éprouvantes que certaines de nos aventures. Espérons que celle-ci ne soit jamais connue de personne.
Wouaf wouaf, répond Milou avant d’ajouter wouaf wouaf wouaf (Oui, ça, c’est certain, mais je suis content de voir que tu t’intéresses enfin à quelqu’un par contre)
Tintin se dirige vers la chambre de Sélène. Pendant ce temps, le capitaine est sorti de l’hôtel en trombe. Il déambule dans les rues de Londres en fumant sa pipe. Soudain au détour d’une rue, il tombe sur un bar «Au clair de lune » sous-titré de cette précision : « Café français ». Il se dit qu’il a eu son compte d’anglais pour la soirée et qu’il sera mieux avec des francophones. Il pousse la porte du café et se retrouve dans une ambiance typiquement française : la musique, la décoration, les accents, les senteurs… Il a l’impression d’être à Brest, au « café du port ». Cela lui redonne vaguement le sourire. Le bar n’est pas plein, loin de là, mais il décide quand même de se mettre un peu à l’écart des quelques clients, dans le fond. Une petite table ronde fera son affaire. Il s’installe tranquillement tandis que le patron l’observe depuis l’arrière de son comptoir. Ce dernier hurle alors : « Valérie !! Un client à la onze !! »
J’arrive, répond une voix du fond de l’arrière-salle.
Une femme entre alors dans la pièce principale et s’approche du Capitaine. Elle doit avoir à peine trente ans. Un sourire magnifique égaye son visage tout autant que l’atmosphère générale. Elle a de longs cheveux blonds, ondulés et soyeux. Un regard profond et intelligent. Son corps est fin, une poitrine menue et de belles jambes très fines. Elle porte de jolis escarpins aux talons hauts et fins ; une jupette assez courte blanche et un petit débardeur noir. C’est qu’il fait chaud dans ce bar. Etrangement, par son attitude générale, elle n’est pas vraiment vulgaire, sexy oui, mais pas vulgaire. Elle s’avance vers le Capitaine et lui demande :
Qu’est-ce que je vous sers beau marin ?
Eh bien, tente de rétorquer le Capitaine, surpris d’une telle audace. Je vais vous prendre un whisky, un double même s’il vous plaît.
Je vous amène ça tout de suite, répond Valérie en lui adressant un clin d’il puis elle se retourne en dandinant du derrière.
A l’hôtel, Tintin a rejoint Sélène dans sa chambre. Elle est en pleurs et Tintin fait de son mieux pour la rassurer. Il lui explique ce qui s’est passé quand elle est sortie de la réserve. Le Capitaine qui s’est finalement calmé et qui a voulu sortir un peu. Et surtout, il lui précise que son père ne lui en veut pas et qu’il n’est plus en colère. Mais ce qu’il a vu l’a choqué, à juste titre, et il a besoin de se faire à l’idée ou d’essayer d’oublier ces images. Après lui avoir conseillé de faire plus attention à ce qu’elle fait quand son père est dans les parages et l’avoir consolée au maximum, il l’invite à se coucher et repart dans sa chambre. Enlevant ses vêtements, il sent quelque chose dans sa poche. Les cartes du Capitaine. Il se demande s’il va bien et s’il a bien fait de le laisser partir ainsi, seul. Mais il ne peut pas faire grand-chose. Il décide alors de se mettre au lit, mais il prend le jeu de cartes avec lui. Il ressort la dame de pique du paquet et commence à réfléchir.
Il repense à tout ce que lui a dit Emily et il se pose toujours autant de questions : pourquoi lui a-t-elle avoué qu’elle était la Dame de pique ? Pourquoi dit-elle que c’est la justice qu’elle délivre en perpétrant ses meurtres ? Pourquoi a-t-elle voulu l’embrasser ? (Et pourquoi s’est-il laissé faire ?).
Il est évident que les « rois » assassinés avaient un lourd secret sur la conscience, mais lequel ? Qu’est-ce qui est vrai dans ce qu’a pu lui raconter Emily ? Son non de famille est probablement faux, mais son prénom ? Sa maman est-elle vraiment décédée ? Tintin est agacé par toute cette histoire, il a l’impression d’en savoir beaucoup et pas assez en même temps. Et comment gérer le fait qu’il sache autant de choses sur la probable meurtrière sans pour autant prévenir ses amis les Dupont/d ni les policiers anglais ? C’est en tenant la Dame de pique entre ses doigts qu’il va s’endormir ce soir-là, la tête pleine de doutes…
Le Capitaine a enchaîné les verres, il est désormais le seul client dans le café français. Le patron est parti et la jolie serveuse, Valérie, lui tient compagnie en buvant un verre avec lui. Elle se rapproche toujours un peu plus de lui. Le Capitaine lui raconte un peu ses malheurs et finit par dire :
Voilà, je suis un vieil homme seul, ma fille doit me prendre pour un homme de Neandertal, je n’arrive pas à effacer ces images de ma tête en plus, mon ami Tintin est le seul sur qui je puisse compter, mais il finira par faire sa vie, que vais-je devenir alors ?
Vous êtes peut-être âgé mon cher Capitaine, mais ne croyez pas que vous finirez forcément seul. Ce Tintin a l’air fidèle en amitié déjà. Vous êtes de surcroit fort charmant et je ne doute pas que vous trouverez une jolie dame pour vous accompagner, peut-être même la maman de Sélène. Vous n’êtes pas un homme de Neandertal en plus, c’est forcément compliqué de voir ce que vous avez vu, pour un papa. Mais le mieux serait d’essayer de remplacer ces images par d’autres plus agréables et plus personnelles, vous comprenez ?
En disant cela, elle passe sa main sur la cuisse du Capitaine et la remonte vers son entrejambe. Ce dernier la regarde, mais n’ose rien dire, il se contente de poser sa main sur la sienne pour arrêter le mouvement de la belle serveuse. Valérie le regarde à son tour avec intensité et alors qu’il allait enfin parler, elle lui pose un doigt sur la bouche et lui intime de se taire puis ajoute :
J’aime les hommes d’un certain âge et les hommes forts comme vous. Je ne suis pas ivre, je sais ce que je veux et vous, de votre côté, ça ne peut vous faire que du bien. Laissez-vous aller Capitaine.
Emoustillé par cette jeune femme et par l’effet de l’alcool, désireux d’oublier le spectacle de sa fille avec cet homme, le Capitaine se laisse convaincre et retire sa main, laissant l’accès libre à celle de Valérie. Elle remonte alors sa main jusqu’à atteindre le but qu’elle s’est fixé. Le Capitaine se sent tout drôle, la belle se jette alors sur lui pour l’embrasser à pleine bouche. Avant de s’abandonner totalement, le Capitaine a juste le temps de se dire qu’il est étonnant que dans la même soirée, l’artisan de son malheur et celle qui allait le lui faire oublier pratiquent la même profession. Tintin a raison, les femmes se libèrent de plus en plus, en tout cas certaines, mais cette fois, le Capitaine ne semble plus s’en plaindre…
A peine une demi-heure plus tard, le Capitaine est en train de se rhabiller, le round n’a pas duré très longtemps, cela faisait quelques années déjà que le marin n’avait pas eu l’occasion de coucher avec une femme, surtout avec une aussi belle femme. Pendant ce temps, la belle Valérie encore nue l’observe, allongée dans son lit. Le drap léger ne couvre pas entièrement son corps : ses épaules sont découvertes et son sein droit également. Elle est sublime ainsi, avec ses cheveux ébouriffés et son regard lubrique pointé sur le Capitaine. Il se retourne vers elle et lui demande pardon pour ce qui vient de se passer. Elle rit fort et ne veut pas de ses excuses, elle lui rappelle que si une personne a profité de l’autre, c’est bien elle, parce qu’il correspond à ses goûts en matière d’hommes et qu’il était en plus alcoolisé et malheureux.
C’est amusant, lui dit-elle, comme les hommes pensent toujours que les femmes sont des victimes dans les actes sexuels, comme si leur sexe était un couteau qui s’enfonçait dans une plaie déjà ouverte.
Elle est femme, libre et elle assume pleinement sa sexualité. La Capitaine prend note de cette réflexion et se dit qu’il est vraiment temps qu’il comprenne que les femmes ont décidément plus de force et de caractère que ce qu’il croit, enfin croyait. Il est temps de rentrer à l’hôtel. Valérie lui fait un dernier un clin d’il et lui propose de revenir quand il veut. En sortant du café et en allumant sa pipe, après tous les évènements récents, Haddock se dit que Tintin a peut-être raison au final, ce tueur que recherche la police pourrait donc bien être une tueuse en fin de compte.
Le lendemain matin, Tintin sort de sa chambre, marche dans le couloir et aperçoit le Capitaine qui sort de sa propre chambre. Il l’appelle :
Capitaine ?
Mille sabords, mon bon ami Tintin, comment allez-vous en cette douce matinée ? répond le Capitaine, enjoué.
Je vais bien, dit Tintin, étonné. Je dois partir tôt pour aller au commissariat rejoindre les policiers pour interroger Monsieur Mallet. Mais vous, comment allez-vous ? Je suis un peu surpris de voir si guilleret ce matin.
J’ai réfléchi une bonne partie de la nuit et je suis décidé à aller de l’avant, à laisser faire les choses et à accepter le monde moderne. Mais bon, c’est facile à dire, la vérité c’est que j’essaye de faire bonne figure Tintin, je sais que tout ce que j’ai dit est vrai, mais j’ai encore du mal à intégrer tout cela. Et je ne veux pas avoir l’air préoccupé devant Sélène. J’ai attendu toutes ces années pour connaître ma fille, je ne vais pas la perdre au bout de quelques jours parce qu’elle est un peu… un peu… coquine.
Je suis fier de vous Capitaine. Vous passerez donc le bonjour à Sélène de ma part. Elle a compris un certain nombre de choses aussi hier soir, et je puis vous assurer qu’elle est désolée de ce qui s’est passé. Bonne journée.
Pareillement Tintin, et bonne chance pour votre enquête.
En passant à la réception de l’hôtel pour déposer sa clé, l’hôtesse d’accueil s’adresse alors à Tintin :
Ah, Monsieur Tintin, une jeune femme a déposé une lettre pour vous ce matin, la voulez-vous dès maintenant ou dois-je la mettre de côté pour votre retour ?
Une jeune femme ? Alors oui, donnez-la-moi, je vais la lire en allant à mon rendez-vous. Merci Madame.
Tintin sort de l’hôtel, s’assoit sur un banc public et s’apprête à ouvrir l’enveloppe contenant la mystérieuse lettre. Sur le côté « adresse », rien. Mais du côté de l’ouverture, un sigle « pique » est dessiné juste au niveau de la fermeture du pan supérieur de l’enveloppe. Comme un cachet. Le mystère de l’expéditeur est donc réglé, même si Tintin se doutait déjà que c’était la Dame de pique qui avait laissé ce courrier. Il ouvre l’enveloppe et en ressort un petit morceau de papier. Tintin lit alors le mot que lui a laissé Emily :
Cher Tintin, cher As,
J’imagine que vous devez avoir encore pas mal d’interrogations à mon sujet. Peut-être que votre entrevue avec David Mallet vous en apprendra un peu plus. Toutefois, je préfère tout de même vous parler moi-même et plus en détail que la dernière fois, de mon histoire, de ma vie et de pourquoi et comment je suis devenue la Dame de pique. Je peux me tromper, mais je pense que ne vous ne me ferez pas arrêter si je vous donne rendez-vous à 17h pour le thé au bar de votre hôtel. Si c’est le cas, je le saurais et soyez-en sûr et vous n’aurez plus de nouvelles de moi, ni ce soir, ni jamais. Je vous jure d’être tout à fait sincère et de répondre à chacune de vos questions, à condition que vous en fassiez autant. Je vous laisse donc rejoindre vos amis policiers et je vous dis : à ce soir.
Emily…
Tintin replie la lettre et la glisse dans sa poche, il ne sait pas s’il est content ou pas de savoir qu’il va revoir Emily. Parce qu’il le sait, il va la revoir, il ne la dénoncera pas ; pas ce soir en tout cas. Il lui faut la rencontrer et lui parler. Il se sent comme attiré par cette jeune femme en plus. Mais Tintin se remet en route, il doit aller au commissariat.
Tintin entre dans la salle d’interrogatoire où les Dupont/d l’attendent. Les deux policiers l’accueillent avec entrain. Tintin, quant à lui est beaucoup plus stressé par cette entrevue à venir. Enfin, il est plutôt embêté à cause de ce qu’il sait déjà et cache encore à la police et à tous ses amis. Il va devoir leur parler un minimum, au moins leur présenter certains éléments, mais il se refuse à tout raconter et à donner Emily en pâture aux forces de l’ordre. Il a besoin d’en savoir plus, besoin de savoir qui il protègerait vraiment en faisant cela. Emily a vu juste quand elle a parlé de justice, Tintin fera tout ce qui est en son pouvoir pour qu’il n’y ait plus aucune victime et pense qu’Emily a tort de se faire justice elle-même. Toutefois si ces hommes sont restés impunis alors qu’ils ont commis un crime alors on peut comprendre la colère de la jeune femme.
Bref, pour l’instant David Malet est protégé et l’urgence pour le moment, c’est d’en savoir plus sur cette sombre histoire, celle d’aujourd’hui et éventuellement celle, plus ancienne, qui concerne ce qui a pu se passer il y a quelques années.
On frappe à la porte, un policier entre et indique à Tintin et aux Dupont/d que Monsieur Malet est bien arrivé. Tintin demande alors rapidement aux Dupont/d de le laisser mener l’interrogatoire et de faire comme s’ils étaient entièrement au fait des questions qu’il allait poser à Monsieur Malet. Il leur précise qu’il n’a juste pas le temps de leur expliquer pour quelles raisons il doit agir ainsi, mais qu’il a des informations qui lui permettront de pouvoir plus efficacement gérer cette rencontre avec Monsieur Malet. Un peu surpris, mais confiants, les deux policiers acceptent de laisser la main à Tintin. On frappe de nouveau à la porte et cette fois, c’est bien pour faire entrer Monsieur Mallet.
L’homme entre dans la pièce, serre la main à Dupont, puis à Dupond et enfin à Tintin. Tintin lui dit alors :
Bonjour Monsieur Mallet ou plutôt devrais-je vous appeler : Roi de pique. Car c’est ce que vous êtes également non ?
A suivre…
