Le visage de monsieur Mallet se décompose immédiatement. Ses yeux semplissent alors dune lueur triste. De son air grave, il regarde Tintin et lui avoue :
Cela fait des années quon ne ma plus appelé comme cela, mais oui, cétait bien mon surnom en effet. Qui a bien pu vous parler de ça ?
Nous allons vous donner une information ultraconfidentielle sur cette enquête ; alors vous devez impérativement la garder pour vous, annonce Tintin.
Il jette un coup dil aux Dupont/d avant de continuer :
Sur les scènes de crime de vos amis, nous avons retrouvé à chaque fois une carte à jouer et un mot. Et sur ces mots, ils étaient nommés : roi de trèfle, roi de cur, et roi de carreau. Nous ignorions pourquoi. Après avoir trouvé une photo de vous quatre, nous avions déjà dans lidée que vous pouviez être le roi de pique, doù la protection policière. Mais depuis hier soir, et après avoir joué aux cartes avec un ami avec un jeu de cartes français, je me suis rendu compte que vos prénoms correspondent aux prénoms des quatre rois : Alexander pour Alexandre, Charles, Jules pour César, et enfin David. Cest-à-dire vous, Monsieur Mallet.
Monsieur Mallet sassoit alors, prend une grande inspiration et dit :
Cest exactement cela, en effet. Jétais le Français de la bande, et cest donc moi qui ai trouvé ce surnom pour le carré damis que nous formions. Je métais aperçu de cette drôle de coïncidence un jour en regardant mes cartes. Les copains trouvèrent lidée amusante et nous devînmes alors « Le carré de rois ». Mais nous ne nous appelons plus de cette façon depuis très longtemps ; dailleurs, nous nétions presque plus en contact depuis des années en dehors de Jules et Alexander qui sont restés proches. Les meurtres sont donc bien liés à tout ça. Que savez-vous exactement ?
Nous savons que vous êtes mêlés à cela tous les quatre, et quà lépoque de cette photo ou peu après il y a eu un évènement. Quelque chose daffreux auquel vous avez tous les quatre participé et qui, comme un boomerang, vous revient aujourdhui. La question, cest : quest-ce que vous avez pu faire pour engendrer une aussi terrible vengeance ? Il va falloir parler aujourdhui, déjà pour vous confesser, et pour nous permettre de comprendre ce qui se passe et dempêcher que les crimes ne continuent.
Monsieur Mallet plonge la tête dans sa main ; il semble abattu. Quand il relève enfin son visage, il a les larmes aux yeux.
Je vais parler ; il nest que trop temps de dire enfin la vérité. Les faits se sont déroulés une semaine après cette photo que vous avez là. Nous étions quatre fils de bonne famille, et cest aussi pour cela que « Le carré de rois » nous plaisait tant. Nous avions la jeunesse, largent et le pouvoir. Ce soir-là, nous étions chez Alexander parce que son père et sa belle-mère (sa mère était morte depuis trois ans) étaient en voyage. Nous avons passé la soirée à manger et à boire, et nous avons commencé à parler de choses grivoises. Et il y avait cette jeune employée de maison qui passait et repassait devant nous. Nous lui faisions des réflexions de plus en plus salaces, mais elle ne pouvait pas dire grand-chose. Quand Jules lui a pincé les fesses, la pauvre jeune femme a fait tomber un plateau et brisé quelques assiettes et une bouteille vide. Le majordome dAlexander est arrivé en furie et lui a hurlé dessus. Il la tenait par le col et la menaçait dun renvoi. Alexander est alors intervenu pour demander à son majordome de lui amener la jeune femme. Quand elle fut devant lui, il a commencé à lui caresser la tête comme il aurait fait avec un chien. Il nous a fait signe de le rejoindre, et cest ce que nous fîmes. Il lui a dit que si elle voulait garder son poste et pouvoir ainsi continuer à élever sa fille toute seule, elle allait devoir être gentille avec nous et nous donner un baiser à chacun, sinon, alors elle serait renvoyée et ne trouverait plus jamais demploi car il sen assurerait personnellement. Alors elle la fait : elle nous a tous embrassés, les uns après les autres, y compris le majordome. Jai pensé que ça sarrêterait là ; mais non : en fait, ce nétait quun début.
Une larme coule le long de la joue de monsieur Mallet. Il renifle bruyamment et tremble de partout. Il a perdu de sa superbe. Tintin lui sert un verre deau et lencourage à continuer. Monsieur Mallet sort un mouchoir, essuie ses yeux, se mouche, puis il recommence le récit de cette terrible nuit :
La jeune femme a demandé si cétait bon et si elle pouvait se retirer. Je pensais quAlexander la laisserait partir, mais il a dit que ce qui avait été brisé avait une grande valeur et quun simple baiser neffacerait pas une telle dette. Lorsquil a commencé à caresser son corps, elle a voulu se dérober à lui. Jules et le majordome lont retenue et ont poussé lemployée de maison qui a atterri dans les bras dAlexander et de Charles. Ils ont alors commencé à la toucher et à lembrasser de force. Je suis intervenu pour leur dire que ce nétait plus drôle et quil fallait la laisser partir, mais tout en sapprochant delle, Jules ma dit que je pouvais bien faire ce que je voulais, mais queux, ils allaient aider leur ami à se faire rembourser et apprendre les bonnes manières à cette pauvresse. Ils lont déshabillée, mes trois amis ainsi que le majordome. Et moi je regardais, impuissant.
Les Dupont/d arborent un air grave. Assis en face de monsieur Mallet, ils le dévisagent avec une colère froide et contenue. Tintin est debout contre le mur, les bras croisés, les poings serrés. Tout comme ses amis, il se sent envahi par la colère. Dans sa tête il revoit Emily lui parler de justice, de crimes et de châtiments. Dupont regarde monsieur Mallet, qui a toujours lair accablé et demande :
Et vous, vous navez rien fait ? Vous navez pas participé ? Et vous navez pas non plus essayé darrêter vos amis ?
La tête dans les épaules, les larmes coulant sur ses joues, monsieur Mallet enchaîne alors :
Je nai pas rien fait… pour mon plus grand malheur. Ils ont commencé à la toucher partout et à la bousculer. Pendant ce temps ils ont continué à boire. Ils ont également voulu me faire boire, encore et encore. Le but était simple : boire tout en la violant et la violentant. A un moment, pendant que le majordome prenait son tour en riant et en linsultant, mes trois camarades vinrent vers moi pour me dire que je devais participer moi aussi, que je devais en profiter également. Même ivre, je nétais pas partant. Mais je crois quils voulaient sassurer de mon silence, alors ils ont insisté. Ils mont dit quun vrai carré de rois devait agir ensemble, toujours. Que cétait grâce à moi quon sétait baptisés de la sorte et quil fallait que jassure. « Roi de pique, roi de pique, roi de pique… » répétaient-ils en me donnant des tapes dans le dos. Mais je ne voulais pas ; et de toute façon, je ne pouvais pas non plus. Physiquement, je veux dire. Toutefois ils voulaient vraiment que je participe dune manière ou dune autre pour ne pas « casser » ce carré. Alors jai cédé. Jai tenu cette pauvre fille pendant toute la soirée, la maintenant ou lentravant pour ne pas quelle fuie ni se défende. Ils lui ont fait faire des choses horribles que jaurais bien du mal à vous raconter en détail. Jai assisté mes amis dans le calvaire quils faisaient subir à cette femme.
Cette fois-ci, cest Dupond qui réagit le premier : il tape du poing sur la table, les yeux embués de larmes. Son acolyte lui pose une main sur lépaule et lui demande de se calmer. Tintin regarde monsieur Mallet et comprend quil a encore quelque chose à dire. Il se déplace alors pour venir se mettre debout entre les deux policiers et sadresse à lhomme qui leur fait face :
Comment se termine cette histoire, Monsieur Mallet ? Allez au bout !
Eh bien, jai ensuite aidé la jeune femme à se relever en lui présentant mes plus sincères excuses. Elle pleurait à chaudes larmes. Jai attrapé ma veste sur le rebord dune chaise et je la lui ai passée sur les épaules, histoire quelle se couvre un peu. Jétais décidé à aller lui chercher un verre deau quand Alexander sadressa à elle : « Oh, cest bon maintenant. Arrête de pleurnicher, tu me donnes mal à la tête. Et au boulot ! » Mais cette phrase était en trop, et la jeune femme répondit : « Si votre mère vous voyait, elle aurait honte de vous ! » Cest là quAlexander sest jeté sur elle et la violemment giflée avant dajouter : « Mais elle nest plus là, justement, alors je nai pas fini de ten faire, des choses… Tu verras ! » A partir de là, je ne peux que vous dire ce qui ma été rapporté ensuite, parce quaprès cette terrible soirée je suis rentré en France et je nai eu que très peu de nouvelles dAlexander, et même des autres. Mais la jeune femme a continué à subir les assauts dAlexander et de son majordome. Elle a fini par faire fuir sa petite fille, je ne sais pas où ni comment, et peu après cela elle sest pendue… Et vous savez ce que cest ; elle était pauvre et nétait rien, alors il ny a eu ni enquête ni recherche de la petite fille.
Tintin et les Dupont/d sont clairement choqués. La colère a laissé place à lincompréhension, à un effarement total, à une sorte de désespoir devant cette sombre histoire qui révèle à la fois la bêtise et la bestialité des hommes, qui en plus dévoile les inégalités dune société qui se dit moderne. Les trois amis sont abasourdis. Tintin brise le silence :
Savez-vous au moins le nom de cette femme et celui de sa fille ? Et quel âge avait la petite fille ?
Elle sappelait Mary, Mary Lindon. Sa fille avait sept ou huit ans, je crois. Et elle avait un prénom qui commençait par une voyelle : Olivia, ou Amélie…
Emily, peut-être ? suggère Tintin.
Oui, cest cela : Emily !
Tintin comprend vite que cette Emily Lindon et sa (enfin, « la ») Dame de pique (Pallas, donc) ne sont quune seule et même personne. Forcément, il comprend également le profond désir de vengeance quelle éprouve. Tintin naime pas la violence ni quon se fasse justice soi-même (surtout en tuant), mais quen est-il dans un cas comme celui-ci ? Et que doit-il faire de ce quil sait ? De toute façon, pour le moment il ne peut pas faire grand-chose de plus, parce que si Emily saperçoit quil y a un traquenard quelconque ce soir, elle fuira à tout jamais, ce qui ne règlerait rien à laffaire, au final. Donc il avisera après lavoir rencontrée tout à lheure. De plus, il a encore besoin davoir beaucoup de réponses de la part de la belle Emily.
Les Dupont/d sont dune humeur plus grave que jamais. Tintin, qui les connaît depuis bien longtemps, est surpris de les voir aussi sombres.
Ils indiquent à monsieur Mallet de ne pas quitter la ville tant que lenquête ne sera pas résolue ; et alors quil sapprête à sortir, Dupont lui dit :
Vous conserverez une escorte policière pendant votre séjour, même si nous sommes en droit de nous demander si vous la méritez vraiment.
Je dirais même plus : vous mériteriez surtout quon vous escorte en prison ! ajoute Dupond.
Tintin est heureux de sapercevoir que les policiers ne lui posent pas plus de questions par rapport à sa demande de linterroger, et cela larrange bien. Le témoignage a été tellement prenant quils en ont oublié le reste. Les policiers informent Tintin quils vont essayer de retrouver des informations sur Mary Lindon et sur sa petite fille, et quils vont aussi laisser entendre aux collègues policiers anglais que le tueur pourrait bien être une femme. Il va aussi falloir retrouver la trace du majordome de Lord Bradford qui doit lui aussi être en danger sil savère que les deux affaires sont liées. Beaucoup de travail en perspective.
Il est 16h30. Tintin est en route vers lhôtel pour retrouver Emily au bar. En chemin il essaye de se préparer à cette entrevue. Les recherches de la journée nont pas vraiment été fructueuses : pas de trace, par exemple, du majordome de la famille Bradford qui a quitté la famille il y a déjà presque dix ans. Alors que Tintin arrive dans le hall de lhôtel et quil passe prendre sa clé, la dame de laccueil lui signifie quil a un message, comme ce matin. Il le prend : cest un simple mot du capitaine qui linforme que ce soir il y aura une surprise. Tintin se demande bien de quoi il peut sagir encore, mais pour le moment il a dautres préoccupations. Il se poste à lentrée du bar de lhôtel pour attendre Emily, qui arrive peu de temps après. Tintin la regarde approcher. Son cur bat plus vite, ses yeux brillent. Elle est superbe ! Une classe folle, une détermination presque palpable dans son attitude.
Milou se dit : « Je crois bien que mon Tintin est subjugué par cette fille ! Hé, Tintin, ferme la bouche et détourne ton regard, cest trop évident, là ! »
Ils se saluent rapidement et partent sasseoir à une table. Tintin, remis de ses émotions, lui demande :
Alors, Mademoiselle Lindon, que puis-je vous offrir à boire ?
Elle sourit délicieusement et rétorque :
Donc Mallet a parlé et à voir votre air grave, il a dû raconter toute lhistoire ; enfin, ce quil en sait en tout cas. Je men doutais un peu : il a toujours été le lâche de la bande. Il a dû passer son temps à se plaindre et à avoir lair désolé. Ce sera un thé à la menthe pour moi, sil vous plaît.
Ils commandent et le serveur leur apporte les tasses. La belle Emily enchaîne les sourires malicieux et les regards charmeurs. Tintin ne peut sempêcher de la trouver belle et attirante. Alors quelle souffle sur son thé brûlant, Tintin engage à nouveau la conversation :
Alors, que sest-il passé ensuite ? Pourquoi et comment votre maman vous a éloignée de chez lord Bradford ?
Avant cela, laissez-moi vous dire une chose que Mallet ne sait pas : ce jour-là ce premier jour de cauchemar, ce jour où les quatre « rois » et le « valet » ont violé et maltraité ma mère pour la première fois jai tout vu ; jai assisté à toute la scène. Jétais descendue voir où en était maman quand jai entendu du verre se briser et des voix qui provenaient de la salle à manger. Je me suis avancé lentement, sans bruit, et jai découvert lhorrible spectacle. Ma mère ma aperçue au moment où jallais entrer dans la pièce ; elle a eu le temps de me faire signe de ne rien dire et de rester cachée. Alors jai obéi. Je suis restée cachée, mais je ne suis pas partie : je voulais quelle sache que jétais là, tout près, pour elle. Maintenant, pour vous répondre « pourquoi », cest assez simple : elle voulait que je ne subisse pas, en grandissant, le même sort quelle, sachant que ce cochon de Peter (le majordome) commençait à me lorgner dun il pervers. Et elle ne voulait pas que jassiste à son suicide non plus. Le « comment », cest une longue histoire ; le genre dhistoire quon raconte autour dun thé.
Eh bien, vous avez un auditoire attentif en ma personne, et le thé est servi. Donc…
Bien. Un jour, en en allant au marché, Mary a croisé un de ses amis, un Français, ami de mon père (français lui aussi, mais il est mort avant que je ne le connaisse) et je nai pas hérité de son nom de famille parce que mes parents nétaient pas mariés et que mon père est décédé alors que ma mère était enceinte. Bref, quand elle croisait cet homme, je crois quelle a su tout de suite ce quelle allait faire. Ils ont discuté, et la semaine suivante, après mavoir expliqué quelle me rejoindrait dans quelques semaines, nous avons préparé quelques affaires et nous sommes reparties pour le marché où elle ma confiée à cet homme. Elle savait que si elle partait avec moi, Alexander la chercherait car elle était son jouet préféré, son souffre-douleur. Alors elle ma laissée partir avant de senfuir à son tour, mais de la seule manière dont elle était sûre que les Bradford ne la retrouveraient pas. Ainsi, je suis partie avec lami de mon père, Serge Bouviol. Peut-être que vous avez entendu parler de lui : cest un aviateur et un champion de tir. Il habite en France, dans le Périgord. Comme il est grand et fin et que ses balles sont comme des morsures de serpent, ses amis lappellent « lAspic ».
Dans mon esprit de petite fille et sûrement à cause de ce que javais entendu le jour où ils ont violé ma mère jai très vite déformé son surnom en « As de pique ». Autant les rois représentaient la tyrannie et la cruauté à mes yeux, autant les as mapparurent comme nobles et justes. Jen ai tiré mon propre surnom : si mon nouveau papa était As de pique, je devenais logiquement la Dame de pique.
Il ma élevée et ma appris à me servir dune arme, mais il ma surtout transmis lamour des livres. Il avait un club de lecture, et dans ce club, quelques années après jai fait la connaissance de deux autres hommes, plus jeunes que lui, mais plus vieux que moi. Son ami avocat, maître Deaux Nicolas, qui ma appris tous les rouages de la justice, toutes les règles, les lois. Il ma enseigné tout ce qui devait être rangé, ordonné, parfait, carré. Il devint alors (et demeure aujourdhui) mon As de carreau.
Lautre que jai rencontré dans ce club, cest Nathan. Nathan Kari, le prestidigitateur, le magicien génial. Et lui, il ma appris le secret des cartes, les trucs et les astuces : comment faire obéir la chance, comment faire pour la provoquer par ruse et manipulation. Il était le maître de la chance ; il est donc forcément devenu mon As de trèfle.
Cela peut paraître étonnant au vu du début de ma vie, mais à partir du jour où je suis arrivée en France, jai plutôt eu une belle enfance. Jétais entourée de belles personnes et de gens bienveillants ; ma mère avait trouvé un sacré bel atout dans sa manche le jour où elle a rencontré Serge Bouviol au marché ! Le seul mais énorme nuage sur cette nouvelle jeunesse ensoleillée, cétait le souvenir de ma mère, de sa tristesse, de sa souffrance ; puis de son suicide quand Serge a fini par mavouer la vérité. Je crois bien que dès mes quatorze ans jai su que je me vengerais, alors jai commencé à entrevoir mon plan. Je ne serai pas une victime comme ma pauvre mère ; je serai forte, et moi, la Dame de pique, je ferai tomber ce carré de maudits rois ! Mes trois As savaient ce que je préparais, mais par respect, par bienveillance et par amitié, ils mont secrètement aidée. Sans eux, je ne serais pas là aujourdhui ; sans eux, jaurais peut-être raté ma vengeance. Ils savaient que jirais jusquau bout ; alors, au lieu dessayer de vainement men dissuader et me perdre, ils ont décidé de tout faire pour maider, pour me protéger au mieux et assurer mes arrières. La Dame de pique, protégée par son brelan dAs !
Tintin, impressionné, écoute attentivement la belle Emily : quelle justesse dans le choix des mots ! Quelle détermination sans faille ! Quelle dureté ! (car jamais ses mains nont tremblé, jamais son regard na flanché). Quelle beauté vengeresse ! Et dailleurs, Pallas le nom de la Dame de pique fait probablement référence à Athéna, déesse de la guerre et de la sagesse. Et cest exactement ce qui ressort dEmily en ce moment même : une guerrière emplie de sagesse. Athéna est aussi, entre autres, protectrice des arts et des lettres ; et là encore ça colle au profil de la belle, compte tenu de son éducation très littéraire et de sa façon de manier les mots. Mais Tintin est un non-violent, et du coup il tente dendiguer cette vague de meurtres ; il ne peut décemment la laisser continuer sa tuerie. Il lui dit alors :
Emily, votre rage est compréhensible, et je ne puis la juger. Mais à quoi bon tuer ces hommes et vous rabaisser ainsi à devenir une meurtrière ? Vous aurez beaucoup de mal à tuer le dernier roi, qui plus est.
Mais ce roi-là nest pas censé mourir, mon cher Tintin ; la Dame de pique la battra dune autre manière. Mon As de pique ma appris à viser et à tirer ; cest ainsi que jai pu abattre Deveron. Dans les maisons de Bradford et Pelham, grâce aux enseignements de mon As de trèfle, jai pu entrer et sortir sans être vue : illusion et manipulation. Et cest avec la complicité de mon As de carreau que je vais venir à bout de Mallet : cet idiot va forcément se rendre aux obsèques de ses copains « rois », et pendant ce temps, après des années de recherche et daccumulations de preuves, mon ami avocat est en train de remettre à la police toutes les preuves dentourloupes, magouilles, tromperies et vols divers que Mallet commet avec son entreprise depuis des années. Attention, je ne lépargne pas : je le punis simplement à hauteur de son crime. Il na pas violé ma mère et a même été un brin compatissant ; mais il na rien fait pour la protéger. Sa vie ne sera pas prise ; elle sera gâchée : quand il rentrera en France, ce sera un véritable enfer judiciaire pour lui.
Je vous avoue que je préfère ça… Mais quen est-il du majordome ? Et comptez-vous vous en sortir comme cela ? Ne pas être recherchée ni arrêtée ?
Le ah oui, le valet de trèfle, le majordome du roi de trèfle. Lui, il est enfermé dans la cave de là où je vis en ce moment. Comme il a été le pire avec maman, sa mort prendra plus de temps que pour les autres, et sa souffrance sera pire que celle de Bradford, qui a le plus souffert pour le moment. Quant à marrêter, aucun indice réel. Même le pauvre bout de tissu que vous avez récupéré ne peut me lier directement aux meurtres. Alors, allez donc savoir si tout ce que je vous dis là est vrai ? Je pourrais aussi bien raconter toute autre chose aux policiers qui voudraient marrêter. Aujourdhui, le seul qui sait toute lhistoire, cest latout que je navais jamais prévu davoir dans mon jeu : lAs de cur. Mais à cet instant, je ne sais pas encore sil préfère se trouver dans mon jeu ou dans celui des adversaires.
Tintin se met à rougir dune gêne mêlée de plaisir coupable. Cette femme, belle, intelligente, cultivée, aventureuse, vient de le désigner comme étant lAs de cur. Son émoi estompé, Tintin se demande alors : « Flatterie, manipulation ? Après tout, elle vient de se vanter den être une spécialiste. Tromperie ou sincérité ; vérité et attirance. Que croire ? Au final elle na menti que deux fois : pour son nom et pour la boîte à couture. Le reste du temps elle a toujours été honnête avec moi. » Mais la justice, bon sang peut-il, lui, Tintin, laisser parler la vengeance sauvage et violente en lieu et place de la justice des hommes ? Il a empêché un chef dÉtat de se livrer à des exécutions (voir Tintin et les Picaros), et là il laisserait cette femme sen sortir librement ? En ce moment, Tintin aimerait être ailleurs quici ; il était même mieux quand il est allé sur la Lune (voir Objectif Lune / On a marché sur la Lune). Cette femme le perturbe, lui fait avoir des comportements dont il signorait capable.
« Que va-t-il faire ? » A chaque fois quil obtient des réponses à ses questions, celle-ci revient à tous les coups : « Que va-t-il faire ? » Il faut quil réponde à Emily, le silence devient gênant.
Je suis sincèrement touché par vos propos, ma chère Emily… mais que je puis-je faire ? Que me demandez-vous de faire ? Et comprenez-vous que cela me pose problème ? Même si je comprends votre vengeance, je ne puis lapprouver, si ? Vous avez tué trois hommes, et à vous entendre un quatrième le sera bientôt. Je ne vous ai pas dénoncée ; je nai même pas évoqué notre rencontre. Je ne vous veux point condamnée à la prison à vie : ce serait horrible et probablement immérité. Mais ces crimes que vous avez perpétrés doivent-ils rester impunis ?
Emily le regarde attentivement. Elle réfléchit et sapprête à répondre quand une voix se fait entendre, une voix familière pour Tintin.
Tintin, mon jeune ami Tintin ! Bonjour ! Surprise ! Le capitaine ne vous a rien dit, jespère
Mais… Ça alors ! Bonjour… Mais que faites-vous ici, Professeur Tournesol ? sexclame Tintin, en effet surpris.
Non, non, je nai pas de boussole. Pourquoi cette question ?
NON, JE DISAIS : « BONJOUR QUE FAITES-VOUS ICI, PROFESSEUR TOURNESOL ? »
A suivre…